L’annonce, la semaine dernière, de l’élection du cardinal Angelo Scola Jorge Mario Bergoglio sur le trône de Saint-Pierre a donné lieu à une jolie controverse sur la mauvaise qualité de l’interprétation de l’italien vers le français de la prière « Notre Père » que François 1er récitait du haut de son balcon.
Sur TF1, la traduction fut hésitante, les phrases bizarrement construites si on se réfère au texte traditionnel de cette prière, l’interprète délivrant une traduction littérale et non la version habituelle en français de la prière comme le montre cette vidéo :
C’est ainsi que sur le forum du site de TF1, on pouvait lire des messages critiques postés par les internautes déboussolés : « j’ai tenté de suivre hier sur votre chaîne les premières images et surtout les premiers mots du Pape François. Le Pape avait choisi de s’exprimer en italien et à juste titre vous disposiez d’une traductrice. Les hésitations à répétitions et les absences de traduction ont rendu incompréhensibles les propos du Pape. La tentative de traduction littérale des deux prières connues par plus d’un milliard de personnes sur Terre a été le sommet. Ce n’était pas digne de l’événement. »
Plus étonnant est le débat qu’a ouvert le site internet « Arrêt sur Image » en se demandant si « la traductrice se devait de connaître le Notre Père, alors que TF1 est une chaîne généraliste et laïque ? » Et d’ajouter : « traduire le Notre père en le récitant, est-ce de la culture ou de la religion ? »
Avant de répondre à cette question, il faut d’abord s’intéresser à un aspect fondamental du métier d’interprète à savoir posséder une excellente connaissance (sociale, culturelle…) des deux communautés pour lesquelles il travaille, sourds et entendants pour les interprètes en langue des signes. C’est par exemple connaître les productions artistiques des deux communautés (pièces de théâtre, poèmes…) leur Histoire respective, leurs personnages célèbres, les discours emblématiques… pour être capable de traduire au plus juste un locuteur qui y ferait allusion.
Ainsi que le souligne Daniel Gile, « certains termes et expressions, notamment les termes culturels sont indissociables d’un fait historique, d’un environnement social, d’une affectivité propre à une communauté linguistique, qui ont des incidences textuelles à travers des nuances dans des emplois et des sens. »
Alors que l’interprète fait d’habitude le choix de ne traduire que le sens, souvent au détriment de la forme, dans ces situations ou la référence culturelle est prégnante (comme lors de cérémonies rituelles) et où la forme elle-même devient porteuse de sens il se doit de la respecter intégralement, l’objectif premier étant, bien sur, que la traduction soit comprise. C’est seulement ainsi qu’il sera réellement fidèle au discours et à l’intention du locuteur.
En modifiant la forme de phrases que certains téléspectateurs ont apprises par coeur lors de cours de catéchisme, l’interprète a rendu ces phrases incompréhensibles non parce que le sens était faux ou peu clair mais parce qu’elles n’étaient plus reconnues.
Sans vouloir accabler ma collègue qui officiait ce soir là durant la grande messe du 20h (nous ne connaissons ni le contexte de son intervention, ni ses conditions de travail) sa mésaventure nous rappelle la nécessité de posséder une culture générale de qualité quand on veut exercer le métier d’interprète quelles que soient les langues de travail.
En l’occurrence, on peut imaginer qu’un interprète intervenant lors de l’élection d’un pape va, à un moment ou un autre, se trouver à devoir traduire des textes « normés » (comme les prières). D’où la nécessité d’avoir une bonne culture religieuse dans les deux langues.
C’est pourquoi, comme le stipule l’article 2 du deuxième titre du code éthique de l’Afils (Association Française des Interprètes en Langue des Signes) : « l’interprète s’engage, dans la mesure du possible, à se former dans le but de répondre aux besoins des usagers. »
Cela signifie, pour poursuivre dans le domaine religieux, que si je suis amené à traduire en LSF un mariage ou un enterrement suivant le rite catholique je fais des recherches pour voir si des sourds ou d’autres interprètes ont déjà proposé des traductions des textes ou des prières qui seront lus ou, si ce n’est pas le cas, je réfléchis à des stratégies d’interprétation pour tel ou tel terme ou expression. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai acquis le dvd de « L’Evangile de Luc traduit en LSF » dont je vous ai déjà parlé lors d’un précédent billet.
Idem si je traduis un événement en lien avec la religion musulmane, je pourrais certainement trouver des informations précieuses sur le site « Donne Moi un Signe. »
Par conséquent, se demander si, en exigeant d’un interprète traduisant une cérémonie au Vatican qu’il connaisse la version française du « Notre Père », ce serait renoncer à l’exigence de laïcité de l’espace publique (la télévision en l’occurrence) est absurde.
En tant qu’interprète, quand je traduis un événement catholique je me dois de connaître les principales prières non pour des motifs religieux (je laisse mon éventuelle foi de coté quand je travaille car je suis neutre) mais simplement car mon travail pour être compris de tous, doit respecter les références socio-culturelles de chacun.
C’est comme cela que l’interprète est le médiateur entre deux langues, mais aussi entre deux cultures, le pont entre deux communautés.