Les notes en fin de livre sont
parfois précieuses, même si elles ne sont jamais d’une absolue nécessité.
Ainsi, pour ce livre d’Alexis Pelletier, il n’est pas indifférent d’apprendre
page 111 que les poèmes ont été écrits entre 2002 et 2004, alors que ceux
publiés dans Comment quelque chose
(L’Escampette, fin 2012) datent globalement de la période 2006-2010. Pour le
lecteur de ces deux livres, il faut donc penser que le dernier paru est
l’avant-dernier écrit. Cette gymnastique mentale ne pose pas vraiment de
difficulté : la continuité de la veine lyrique est évidente, le
« chant » est revendiqué. Pelletier poursuit une « méditation
poétique » qui met sous tension poésie et pensée, réflexion et rêverie. On
est bien là sur la face claire de cette œuvre, tout instable et interrogative
qu’elle soit, par opposition à la face sombre et sarcastique représentée par le
personnage de Mlash dans d’autres
volumes.
Revendication du « chant », donc, mais il peut prendre des allures
très diverses. Par exemple, dans le premier poème, on retrouve le vers libre
ample, le travail sur le continu, le lié, que l’on avait déjà dans Comment quelque chose : une
rythmique souple qui ne s’interdit pas le découplage vers/syntaxe pour obtenir
des effets de nervosité ou de rudesse à certains moments : « Une
grande vacuité c’est-à-dire / je sens bien que j’ai quelque chose / à te dire /
pas une grande idée certes / mais l’arrêt ça vient de / qui suis-je pour dire je » (p.41).
Par opposition, le second poème impose une allure très différente : il est
composé de vingt-deux petits blocs de vers courts. Ces séquences sont
numérotées, donc nettement distinctes, mais leur début indique souvent un lien
avec ce qui précède, comme une progression de pensée : « 18. / Ainsi
l’impression de vacuité (…)// 19. / Et toute histoire est truquée (…)// 20. /
Qu’est alors ce maintien de langue (…) » (p.18).
Ou bien encore, autre allure, et je crois que le poète emploie cette forme pour
la première fois (p.33-35 ; p. 65-67), une sorte de découpage du vers en
escaliers :
« Qu’est-ce qu’un arbre
Une
question d’ombre
Un
bruissement
Ce n’est pas cela
Un nom dans la langue
Peuplier
par exemple » (p.65)
Variations formelles de l’écriture, donc, mais tout autant on voit apparaître
des motifs récurrents qui unifient fortement l’ensemble. Ainsi pour le mot omis,
non dit, dans le premier poème : « je n’ai pas nommé le mot qui
m’accompagne // Ça embêtera qui / que je le garde pour moi » (p.7). Le
lecteur considère donc ce mot comme perdu ou introuvable, peut-être en lien
avec le Comment ça s’appelle du
titre… Mais Pelletier relance le jeu un peu plus loin dans le livre :
« Au commencement du livre / c’est le mot témoin que je n’ai pas / nommé peut-être ou bien / la face à moins que la / danse je ne sais plus » (p.27) Et
le poète rebondit encore, plus tard : « Et c’était mélodie que je cachais au départ »
(p.54). On a ici comme un jeu du chat et de la souris puisque seul le poète a
la clé, et qu’il peut changer la serrure comme il le souhaite.
Moins souriant, mais tout aussi récurrent, le motif de la mort de la
mère : pp.19-72-85-95… Ou bien le retour du « tu », « mon
amour » (pp.71-78-98…), très fortement présent dans Quel effacement.
Formellement, on a donc une poésie de la tension entre unité et variété. On
retrouve cette tension sur le plan de la pensée : celle-ci est bien moins
affirmative qu’interrogative ou contradictoire. La méditation ne donne pas un
résultat mais son propre mouvement de quête, de questionnement. A commencer par
notre rapport au monde, toujours ambivalent : « entendre le monde
entendre toujours mieux//Il s’agit toujours de se retourner et faire face// Un
refus/un étonnement simultanés » (p.24), « mieux écouter peut-être le
monde/et ses contradictions sa violence/inséparables de la douceur// Un rapport
de tendresse avec lui/où percent à la fois caresse et tension »(p.25).
La question du langage et des contradictions qu’il porte est au cœur du
livre : « la seule stupeur est celle des mots / qui contiennent en
puissance tout ce qui nous / fait tenir debout et même ce qui nous
tue »(p.19), « l’impuissance des mots/leur vieillesse et
simultanément/l’invention qu’ils gardent en eux »(p.68), « C’est
instable certes mais plein / des ressources inaccessibles / par la langue
peut-être / mais inenvisageables sans elle »(p.93).
On le voit, si cette poésie est réflexive, elle ne propose pas de réponse mais creuse
plutôt la question des limites de son pouvoir face à l’époque et face à vivre.
Ceci posé, il ne faudrait pas considérer cette poésie pensive comme
intellectuelle. Le plus proche, le plus quotidien est souvent à l’origine du
poème : un crépuscule de juillet (p.25), la pluie sur un toit de tuiles
(p.20), les passants dans la rue (p.38), le fait « qu’un de mes frères a
gravé pour moi / l’intégrale des Lieder
de Schubert / avec Fischer-Dieskau et Gerald Moore » (p.7)… De la même façon, le poème peut naître d’une
rêverie sur un mot : « oiseau » (p.76), « arbre » (p.65),
« tilleul » (p.91)…
Le dernier vers du livre reprend le titre, comme quoi la question reste
ouverte : « Comment ça s’appelle » (p.108). On pourrait dire
simplement poésie, c’est-à-dire tension entre horreur et beauté, invivable et
apaisement, « quelque chose d’ardent et de triste » disait déjà
Baudelaire, infiniment contradictoire. Ainsi va vivre, écrire tout autant.
[Antoine Emaz]
Alexis Pelletier – Comment ça s’appelle
Tarabuste éditeur – 112 pages – 11 €