Village de Saint-Joseph-de-la Rive. Le vieil homme déambulait rue de l’Église. Dès que le soleil m’indiquait huit heures, chaque matin, j’apercevais sa silhouette au bout du chemin. Il avançait avec la démarche d’un jeune : fier, la tête haute et le dos droit. Du haut de ses quatre-vingt-cinq ans, il regardait avec sérénité les deux épaves qui reposaient dans les foins salés.
Ce vieux loup de mer était un témoin précieux du temps du cabotage. Il était issu d’une grande famille de marins et de constructeurs de goélettes. Depuis des générations ces femmes et ces hommes naviguaient en fonction du climat, et souvent à leurs risques et péril. Monsieur Desrochers avait décidé depuis longtemps que s’il attendait l’absence de danger pour mettre les voiles, il ne prendrait jamais la mer. Dans sa jeunesse, vaincre la furie des eaux le comblait de bonheur.
Le bonjour matinal destiné à cet homme au regard vif devint vite une habitude. J’étais éblouie par sa présence d’esprit et son passé riche en anecdotes. Son enthousiasme pour la navigation me fascinait.
Un jour, la vue de sa goélette endormie éveilla en lui un souvenir douloureux qu’il partagea avec moi. J’ai pu ressentir la douleur encore vive d’un amour perdu.
À Saint-Joseph-de-la Rive, le mois d’avril 1930 fut marqué par la mise à l’eau d’une élégante goélette à deux mâts. Quelques membres de l’équipage montèrent à bord. Le capitaine du bateau, Monsieur Desrochers, menait à bon port les cargaisons de bois et de ravitaillements. Le trajet habituel de la voiture d’eau allait de l’embouchure du golfe Saint-Laurent à Montréal.
Bien qu’il fût le premier responsable du navire et que les tâches à effectuer ne manquaient pas, il se laissa distraire par les attraits de la cuisinière. À l’occasion, la jeune femme se retrouvait dans la cabine du commandant ; ensemble, ils écoutaient le chant des baleines et se laissaient bercer par les flots… Monsieur Desrochers était follement amoureux d’Annette.
Passaient les jours et les saisons… Leur histoire se dessinait dans le sillage de la voiture d’eau.
Une nuit houleuse, où la goélette tanguait et que la noirceur évoquait les pires cauchemars, la belle glissa sur le pont et se noya dans le Fleuve. On ne retrouva jamais son corps. Le capitaine en eut le cœur brisé par le chagrin.
J’ai compris que, lorsqu’il regardait les goélettes échouées sur le rivage, il se remémorait sa vie et celle des gens qu’il avait aimés.
Ces bateaux ont joué un rôle important dans l’histoire des Charlevoisiens. Le temps des goélettes est révolu, mais Monsieur Desrochers, comme tant d’autres, voudrait qu’on se souvienne…
Virginie Tanguay
Notice biographique
Virginie Tanguay vit à Roberval, à proximité du lac Saint-Jean. Elle peint depuis une vingtaine d’années. Elle est près de la nature, de tout ce qui est vivant et elle est très à l’écoute de ses émotions qu’elle sait nous transmettre par les couleurs et les formes. Elle a une prédilection pour l’aquarelle qui lui permet d’exprimer la douceur et la transparence, tout en demeurant énergique. Rendre l’ambiance d’un lieu dans toute sa pureté est son objectif. Ses œuvres laissent une grande place à la réflexion. Les détails sont suggérés. Son but est de faire rêver l’observateur, de le transporter dans un monde de vivacité et de fraîcheur, et elle l’atteint bien.
Pour ceux qui veulent en savoir davantage : son adresse courrielle : [email protected] et son blogue : virginietanguayaquarelle.space-blogs.com. Vous pouvez vous procurer des œuvres originales, des reproductions, des œuvres sur commande, des cartes postales.