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Vendanges tardives - De la grâce

Par Claude_amstutz

littérature; spiritualité; livres

Le plus étonnant, Fred, c'est qu'il te semble l'avoir côtoyée depuis toujours. Tu l'as recherchée, parfois ardemment, à certaines périodes de ta vie davantage qu'à d'autres. Tu l'as désirée, de même que l'on désire une femme, un objet précieux sans prix, dont la beauté indéfinissable remplirait ton être tout entier comme la pluie joyeuse lavant les pierres de ton jardin de campagne. Tu l'as traquée, avec ta volonté, ton intelligence ou ta force, à travers les soubresauts d'un environnement trépidant, tantôt hostile, tantôt fraternel, épousant ton besoin de savoir, de reconnaissance et d'amour. Souvent, tu te l'es représentée - ou l'as-tu seulement imaginée? - sous les formes les plus extravagantes ou merveilleuses, comme une récompense à tes efforts et ton obstination. Maintes fois, tu as cru la saisir, mais toujours, au bout du compte, elle t'a échappé, de même que tout ce que tu as chéri en ce monde, voué bientôt à la disparition, à l'oubli, à la mort: cet hiver de la vie qui pourrait ne pas connaître de fin.

Alors, au fil du temps, tu as renoncé à la poursuivre. Tu ne t'es pas détourné, oh non, simplement tu n'y as plus pensé, tu as abandonné sa conquête, à la manière d'un homme qui discerne son impuissance avec tristesse ou regret, et se trouve confronté aux limites de sa pensée, de sa perception. Mais un beau jour, dans le silence de ta chambre, au coeur d'une solitude aimante et sans objet, au moment le plus inattendu, sans même y réfléchir ni soucieux d'accomplir ou d'achever quoique ce soit, tu as soudain éprouvé cette inexplicable dilatation de l'intérieur, obéissant si peu aux mécanismes de ta logique coutumière.

Las de chercher à comprendre, tu l'as reconnue, là, évidente, au plus profond de toi-même: elle, qui t'avait habitée depuis le commencement, tandis que tu t'agitais au dehors à la recherche d'un sens au monde - celui des idées, des sentiments, de la société, de l'histoire - à travers les étroites parois de verre de ton univers fragmentaire, douloureux, inachevé. Ainsi qu'une digue qui aurait résisté à la poussée des eaux, tu l'as sentie, discrète et réjouie, devant ta nudité, ton absence de résistance et de mérites, t'éclaboussant de son mouvement pacificateur qui te rend la vue et t'ouvre à la beauté, à l'ordre harmonieux des choses, au temps présent, à la bonté sans traces.

Et tu t'es souvenu, le sourire au lèvres, des paroles de Simone Weil - c'est l'éternité qui descend s'insérer dans le temps - de même que de celles, bouleversantes de simplicité, de Jean-Marie Vianney, curé d'Ars - elle nous est nécessaire comme les béquilles à ceux qui ont mal aux jambes - te réconciliant enfin avec toi-même, avec ces semblables - que tu crois prendre en affection pour la première fois - et qui sait: avec le ciel? 

Simone Weil, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 1999)

Janine Frossard, Pensées choisies du saint Curé d'Ars et petites fleurs d'Ars (Téqui, 1961)

image: Grindelwald (2006)


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