Ce ne devait être qu’une formalité
pour le critique littéraire Humphrey Van Weyden. La traversée de la baie de San
Francisco, il l’effectuait chaque samedi pour rejoindre un ami. Seulement ce
jour-là le brouillard était plus épais que d’habitude et lorsque son ferry fut harponné
par un autre bateau, la panique s’empara des passagers. Sautant
dans l’eau glacée, Humphrey se réveilla à bord d’une goélette en route vers les
cotes japonaises pour chasser le phoque. Embarqué malgré lui dans cette
campagne de chasse, le critique littéraire découvre le terrible capitaine
Loup Larsen, sorte de monstre à la force herculéenne et à l’incroyable
érudition qui impose sa loi à chacun de ses marins par la
violence et l’esprit.
Librement adapté du roman de Jack
London, cet album met en scène la confrontation philosophique entre le principe
du surhomme selon Nietzsche et la théorie de l’évolution de Darwin. Loup Larsen
représente l’homme instruit et guerrier qui, depuis la nuit des temps, doit dominer
le monde pour survivre alors que Van Weyden est une figure beaucoup plus « morale »
qui préfère s’adapter à son environnement et agir avec intégrité. Le récit est
donc traversé par un véritable questionnement métaphysique magnifié par le
huis-clos étouffant imposé à la fois par l’espace confiné du bateau et le
déchaînement des éléments naturels. Riff Reb’s a choisi de réinterpréter la fin
de l’histoire. Chez London, Van Weyden, grâce à sa capacité d’adaptation,
parvient à vaincre le surhomme incapable d’évoluer. Le dessinateur propose une
vision beaucoup plus pessimiste, renvoyant dos à dos les deux protagonistes en
considérant que la modernité du critique littéraire n’est pas un gage de
survivance. Un parti-pris que je trouve plus intéressant et beaucoup moins
simpliste que la vision de London.
Graphiquement, le trait est d’une
rare puissance. Toujours aussi à l’aise pour croquer des gueules un peu « cradingues », Riff Reb’s fait des marins de la goélette une bande de durs à cuir aux faux airs de
pirates et son capitaine, force de la nature au physique de sculpture antique,
est tout bonnement impressionnant. Ses représentations de la mer déchaînée sont
elles aussi en tous points sublimes. Niveau couleur, chaque chapitre est décliné
dans une nuance différente, comme si l’on avait apposé devant les planches en
noir et blanc un filtre d’une seule et unique teinte (jaune, bleu, vert,
orange, rouge ou rose). C’est spécial mais assez bluffant.
Entendons-nous : derrière les questionnements
métaphysiques, il ne faut pas perdre de vue que cet album est avant tout une épopée
maritime à l’ancienne. De quoi régaler à la fois les philosophes et les
amateurs d’aventure avec un grand A.
Le Loup des Mers de Riff Reb’s. Soleil,
2012. 136
pages. 17,95 euros.