Magazine Amérique latine

Allez dire à Jean : "Les aveugles voient" [Actu]

Publié le 29 mars 2013 par Jyj9icx6

Allez dire à Jean :

Etonnante une qui met en vedette la demande de dialogue
et l'entoure, en bas et à droite, de manchettes
constituées de propos hostiles au Gouvernement en place !


C'est un des récits que nous livrent l'Evangile selon saint Matthieu (chapitre 11) : Jean le Baptiste, enfermé dans les geôles d'Hérode (où il est un prisonnier politique) est saisi de doute sur la mission effective de son lointain parent Jésus qu'il a reconnu quelque mois plus tôt comme "celui qui devait venir". Son doute repose sur le fait que Jésus n'agit pas comme l'image que les Juifs s'étaient faite du Messie : un homme puissant, entouré d'une cour céleste, qui allait faire trembler la terre, la mer et les montagnes, et au fil du temps on avait imaginer qu'il mettrait en fuite l'occupant païen (bon débarras, qu'il fait bon vivre entre soi !) et, sous Tibère, qu'il allait secouer le cocotier dans le Temple de Jérusalem, aux mains d'une élite sacerdotale ultra-conservatrice et passablement gangrénée par toutes sortes de compromissions économiques et politiques avec le pouvoir en place, pour le dire dans des catégories qu'il nous est aisé d'identifier dans notre propre monde. Jean envoie donc quelques uns de ses disciples vers Jésus pour lui demander quels signes il peut donner pour, en quelque sorte, accréditer sa qualité de Messie... Et Jésus leur répond avec une formule mystérieuse comme toujours au début de son ministère public : "Allez rapporter à Jean ce que vous voyez et entendez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres". (1)
C'est exactement le spectacle que donne ce matin la presse nationale argentine : voilà des années que Mgr. Jorge Bergoglio choisissait des lieux marginalisés dans Buenos Aires pour y célébrer la messe du Jeudi Saint sans avoir jamais intéressé les journalistes de la presse généraliste qui préféraient l'enfermer dans une image d'archevêque bien traditionnel et qui différait seulement en fonction de la couleur politique du quotidien. Or cette année, le même bonhomme fait la même chose à Rome, en se rendant dans une prison pour mineurs en proche banlieue, et là, miracle !, les journaux voient tout, y compris ce qu'ils n'ont pas vu puisque la presse n'a pas pu pénétrer dans cette enceinte de la justice pénale italienne. Même la rédaction de Página/12 a ouvert ses belles mirettes et rapporte le fait, avec des enjolivures que, pour ma part, je trouve inutiles et un brin méprisantes (2). Quant à Clarín, la journaliste (à moins que ce ne soit le titreur) oppose le choix par François d'une prison et donc de laissés pour compte de notre société (en insistant avec une complaisance condescendante sur les problèmes de violence que connaissent ces jeunes en manque manifeste de repères) au choix des papes précédents qui lavaient les pieds à des prêtres (comme si ça n'avait pas aussi un sens fort, quoique moins universel, je le concède bien volontiers). Dans un cas comme dans l'autre, un peu plus dans Clarín que dans Página/12, les journalistes, qui sont dans les deux cas des femmes, soulignent la présence de deux jeunes filles parmi les 12 adolescents ayant participé au rite du lavement des pieds. La journaliste de Clarín y voit la perspective d'une réévaluation du rôle de la femme dans l'Eglise à venir. Elle n'a peut-être pas tort... Il y a en effet mille sortes de mesure à prendre ou à susciter que l'ordination des femmes pour que celles-ci, qui composent la moitié de l'humanité et, dans les pays industrialisés, largement plus que la moitié des fidèles, se voient accorder la visibilité dont la communauté croyante a besoin qu'elles l'aient pour se développer harmonieusement....
Autre signe qui nous montre que ces journaux récupèrent une vision que leurs engagements idéologiques divergents avaient réduite à une quasi-cécité : Página/12, si hostile à la conduite pastorale de Monseigneur Bergoglio (dont il ignorait tout), reproduit ce matin, sans les accompagner d'aucune observation acide, les propos mesurés du futur archevêque de Buenos Aires, Monseigneur Mario Poli, sur le cadre relationnel dans lequel il compte inscrire son nouveau ministère vis-à-vis du monde politique. Comme son prédécesseur : il appelle les Argentins au dialogue.
“Falta diálogo a los argentinos, falta diálogo en serio [...] En eso podemos hacer el aporte, porque la Iglesia tiene mucha sabiduría sobre el diálogo” Mario Poli, cité par Página/12 (qui pense à la droite) et Clarín (qui pense à la gauche)
Le dialogue fait défaut aux Argentins, il fait vraiment défaut. [...] Là-dessus, nous pouvons avoir notre contribution parce que l'Eglise a une grande sagesse en matière de dialogue. (3) (Traduction Denise Anne Clavilier)
C'est exactement l'invitation lancée par le Pape le 19 mars dans la nuit, lorsqu'il a téléphoné au recteur de la cathédrale de Buenos Aires pour prendre congé des fidèles de son ancien diocèse avant la messe d'installation romaine (voir mon article du 19 mars 2013).
Pour ce qui est du gouvernement, l'actuel évêque de Santa Rosa a précisé qu'il veillerait à suivre une attitude de respect et de coopération avec les pouvoirs publics mais qu'il maintiendrait néanmoins la distance adéquate, parce que [nous occupons] deux terrains différents, le terrain des pasteurs n'étant pas politique même si la proximité avec les gens nous permet d'avoir des idées et d'émettre des propositions. Et le plus magnifique, c'est qu'on ne perçoive pas la moindre notion d'ironie ou de persiflage sous la plume du journaliste du quotidien kirchneriste. Il y a quinze jours, les mêmes propos auraient été rapportés comme des preuves flagrantes de l'hypocrisie monstrueuse du haut clergé et de sa complicité supposée avec l'oligarchie et pata couffin... Mieux encore, le journal s'offre le luxe de s'arrêter sur l'annonce officielle du nom du nouvel évêque faite par l'archidiocèse de Buenos Aires, où une joie authentique est perceptible sous le vocabulaire par ailleurs convenu de ce type de communication. On sent néanmoins une minuscule pointe de méfiance résiduelle à la lecture d'un autre article publié ce matin et qui porte sur la première liste de béatifiés signée hier par le Pape. Elle ne comporte pas le nom de Carlos de Dios Murias, prêtre argentin tué par la Dictature dont Jorge Bergoglio avait soutenu l'ouverture de la cause en béatification en sa qualité de président de la Conférence épiscopale argentine... Avec la nomination de son successeur à Buenos Aires avant-hier et cette liste de nouveaux martyrs, nous arrivons bel et bien à ces premières décisions effectives que beaucoup d'observateurs attendaient pour juger de la nouvelle gouvernance de l'Eglise que l'on veut tant et de tout côté voir changer, encore que ce ne soit pas toujours exactement dans le même sens (cependant, la convergence est grande sur les axes majeurs, lesquels n'incluent pas les questions de mœurs, sur quoi le discours n'est contesté que par des courants très minoritaires à l'échelle monde mais très bruyants dans les pays industrialisés en voie de déchristianisation galopante). Et on voit bien que le Pape est très vigilant à ne montrer aucune prédilection pour l'Argentine. Il semble vouloir éviter de susciter des jalousies (4). Mercredi matin, lors de l'audience générale, c'est en italien qu'il a salué toutes les délégations présentes sur la place, y compris les hispanophones, parmi lesquels de nombreux Argentins que cette salutation a douchés mais pour la bonne cause, à savoir empêcher les fidèles de tomber dans la vedettarisation de sa personne et ne pas favoriser cette papolâtrie chauvine que Jean-Paul II nous avait donné l'habitude de considérer comme normale lorsqu'il parlait aux Polonais dans leur langue, suscitant chez eux une forme d'appropriation nationale assez malsaine à la limite parfois d'une certaine xénophobie... François ne fait rien dans ce sens-là. Il n'a même jamais encore privilégié la Vierge de Luján (et pourtant, Dieu sait si elle est importante là-bas !), même lorsqu'il est allé se remettre entre les mains de la Madonna à Sainte-Marie-Majeure, au lendemain de son élection. Tout au contraire, il reste arrimé au programme de gouvernement épiscopal qu'il a annoncé depuis la loggia de Saint-Pierre le 13 mars au soir. Il met un fort accent sur son travail à la tête du diocèse de Rome et hier matin, au cours de la messe chrismale, il a appelé les prêtres romains à être des "bergers qui sentent [un peu plus] la brebis", c'est-à-dire qu'ils aillent plus au contact des fidèles comme les bergers qui vivent au milieu des bêtes dont l'odeur finit par imprégner leurs vêtements. Il évangélise donc le diocèse de Rome pour que celui-ci puisse relever la vocation qui est la sienne depuis l'Antiquité, présider à la charité des [autres] églises (entendez diocèses) par l'exemplarité (5).
Il se pourrait que ce soit très dur à accepter pour les Argentins qui ont une habitude culturelle profondément ancrée de sur-valoriser ce qu'ils appellent nuestras cosas (nos trucs à nous) partout où ils vont, partout où ils sont. Je le perçois en ce moment même en constatant que mes amis [me] parlent moins du Pape François (Papa Francisco pour eux) que du papa argentino.
Pour en savoir plus : lire l'article de Página/12 sur la messe du Jeudi Saint lire l'article de Página/12 sur les propos de Mgr. Mario Poli lire l'article de Página/12 sur les béatifications acceptées hier par le Pape (des Espagnols et un Italien, ayant tous évolué à travers des troubles politiques, la guerre civile en Espagne et l'occupation nazie en Italie). lire l'article de Clarín sur la messe du Jeudi Saint lire l'article de Clarín sur les propos de Mgr. Mario Poli.
(1) Traduction liturgique de la Bible (Association épiscopale liturgique pour les pays francophones), 1994. (2) L'article, rédigé par une journaliste installée à Rome et non plus par Eduardo Febbro qui est sans doute rentré au bercail, commence avec cette phrase des plus invraisemblables : "Algunos no sabían siquiera quién era el Papa, quién era este señor vestido de blanco que iría a visitarlos al Penal de Menores de Casal del Marmo, a algunos kilómetros del centro de Roma. Pero pese a no conocerlo, ni ser todos católicos, aceptaron participar en la capilla de la cárcel de la celebración del Jueves Santo que conmemora la Ultima Cena". En français : "Quelques uns ne savaient même pas qui était le Pape, qui était ce monsieur habillé en blanc qui venait leur rendre visite dans le centre pénitentiaire de Casal del Marmo, à quelques kilomètres du centre de Rome. Mais bien qu'ils ne le connaissent pas et qu'ils ne soient pas tous catholiques, ils ont accepté de participer à la célébration du Jeudi Saint qui commémore la Dernière Cène, dans la chapelle de la prison" (Traduction Denise Anne Clavilier). C'est vraiment prendre ces adolescents pour des crétins finis. S'ils ont réalisé dans l'atelier de menuiserie où ils apprennent un métier un crucifix et un lutrin pour en faire cadeau au Pape, ainsi que l'article le rapporte un peu plus loin, c'est qu'ils étaient parfaitement informés de l'identité de la personnalité qu'ils allaient recevoir. Pensez-vous que dans la promiscuité d'un centre de détention, un seul d'entre eux ait pu rester toute une semaine dans l'ignorance d'un évènement aussi retentissant ! D'autant qu'en Italie, le Pape est un personnage public qui appartient au pays, c'est à peine si les Italiens acceptent que le Pape ait aussi des responsabilités ailleurs que chez eux et dans le Latium, c'est encore pire... Vous me direz aussi que c'est un truc de journaliste, qu'il faut bien trouver une entrée en matière dynamique. Certes, mais on n'est pas dans un roman de gare. Il n'y a pas besoin de ridiculiser les gens, surtout si ce sont des mineurs et qui plus est incarcérés, ni de prendre les lecteurs pour des imbéciles. En revanche, que certains jeunes détenus, notamment parmi les musulmans, n'aient pas d'idée de ce qu'est le ministère pétrinien (ce qui n'est pas la même chose que la personne du pape), c'est plus qu'évident, vu que ces enfants ont atterri là pour avoir manqué d'abord et avant tout des soins éducatifs les plus élémentaires. (3) L'expérience de l'Eglise en matière de dialogue est si reconnue que pendant la Dictature, lorsque les Etats-Unis cherchaient à adoucir les violences politiques commises par le régime qu'ils soutenaient en sous-main, l'Ambassadeur de l'Oncle Sam avait suggéré au ministre des affaires étrangères de la junte de passer par l'intermédiaire d'un évêque ou d'une communauté religieuse pour régler le problème de ces bébés volés dont il entendait parler, ce que l'autre avait fait semblant d'accepter et s'était bien gardé de faire... Et l'Ambassadeur avait de son côté fait semblant de ne pas s'en rendre compte. (Voir mon article du 1er février 2012) (4) Or les Argentins eux-mêmes peuvent avoir des comportements très jaloux, restrictifs, exclusifs et même confiscatoires contre les étrangers. On le constate bien dans la fermeture sur elles-mêmes de certaines communautés installées à l'extérieur du pays. Chez eux, ils sont très ouverts, mais à l'étranger, c'est parfois une autre paire de manches. (5) Il y a du pain sur la planche : à Rome, les prêtres sont présents en si grande quantité, à cause des innombrables et populeuses institutions de formation, que les diocésains se la coulent nettement plus douce que dans n'importe quelle autre ville au monde. Or cette attitude du Pape semble déjà porter du fruit. Lisez donc les déclarations de l'aumônier du centre de détention stupéfait et reconnaissant en même temps de la "leçon que le Pape vient de [nous] donner" (dans Clarín).

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