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Vient de paraître

Publié le 30 mars 2013 par Tecna

ODE AU RECOMMENCEMENT

Editions Lettres Vives


   Je reviens, j’ai été absent des semaines, le vent pourtant n’a cessé de souffler et la lumière d’éclairer les visages
   je reviens le ciel retombe sur mes yeux avec une lenteur d’enfance, je ne sais plus si c’est bien moi
   qui parle ou si de moi ne reste que ce peu de paroles éparpillées que je ne reconnais plus
   mais je reviens, écoutez, le monde me traverse toujours, il a des flaques de sang, des mouches, une douleur trop grande pour être dite  
   le monde est noir et il fait mal, le monde, il a des petits yeux méchants, ils vous regardent, vous épient
   vous entrez dans une histoire sans queue ni tête, on dit c’est la vie, elle vous regarde de loin déjà, elle vous mange
   alors comment revenir comment dire c’est moi regarde c’est moi encore je suis là
   pour la montagne et pour l’herbe, pour le cri de la corneille, le chêne et la clôture
   pour tout ce que j’ignore, mais qui réclame un peu de place entre mes mots, un fil luisant entre feuille et pierre
   un peu de terre sous la semelle, ce numéro de téléphone sans visage et sans voix, trop de feuilles sèches pour la saison
   je reviens, mais qui m’a attendu, les pièces sont vides, quand j’y entre je ne trouve qu’un peu de poussière au bord des fenêtres
   et les taches pâles des tableaux absents sur les murs, le jour est un désert trop encombré de phrases et d’objets
   les vaches broutent dans nos chaussures
   leur souffle chaud fait une buée où nos yeux s’évaporent
Je reviens, mais j’ai déjà perdu le fil, les oiseaux passent comme des flèches destinées au soleil et je regarde à mes pieds ce qui reste du temps
les bruits divers du jour m’assiègent et tous les titres des journaux réunis font une boue dans laquelle je patauge sans pouvoir en sortir
je regarde devant moi l’invasion invisible, l’âge couvert de tiques, de toiles d’araignées, de taches d’excrément, et la matière
pullule tout autour, me submerge de son grouillement sans fin
j’ai dans les yeux des images perdues qui remontent comme du fond d’une cave où elles auraient attendu la porte ouverte, les pas dans l’escalier
je reviens, mais je ne sais d’où ni où j’arrive, j’avance dans une confusion telle que je ne sais plus si j’avance ou si je recule
il y a une soirée d’été pareille à tant d’autres, insectes, cloche lointaine, ronflements sur l’horizon, avec le brusque croassement d’une corneille pour confidence
il y a une ville, sirènes, gratte-ciels et maisons basses, une pharmacie au coin d’une rue, des caisses de soda, des rires
il y a tout ce que je ne dirai pas et qui m’accable, j’ouvre un cahier et j’écris autre chose, toujours autre chose que ce que je voudrais dire
le frisson lumineux de l‘herbe, par exemple, cette canette de bière vide roulée sur le trottoir ou, simplement, les quatre doigts de pied posés tout près et qui bougent un peu
il y a tout ce que je dis, tout ce qui est là, mais je n’entends rien et pourtant, oui, je sens ce passage muet, comme un frôlement
non, ce n’est pas le vent, c’est un souffle léger sous les mots, qui les porte, les pousse, les réunit et qui les laisse là
alors dire je reviens, c’est peut-être entendre simplement ce murmure, on dirait une voix, très loin et à la fois si proche que c’est comme si elle me sortait de la bouche
comme si c’était moi qui parlait dans ces images subitement tombées là, tout autour, et dans lesquelles je ne me reconnais pas
une rue trop obscure, une lune trop blanche, un lac, peut-être, des arbres, deux corps serrés et leurs mots qui se perdent
ou, bien moins, une craie, le mouvement d’une main écrivant sur un mur des lettres que je ne sais pas lire mais elles m’entrent dans les yeux, elle brûlent
je ne vois plus rien que leur trace de feu et même si j’y vois, je suis aveugle de tout ce que je ne verrai pas
Mais pourtant je reviens, je reviens dans la surprise des couleurs, jaunes rouges, violets pour des yeux égarés
les Bourses de partout s’effondrent et je regarde tomber la pluie, sous le fracas j’écoute le silence, je suis là et je n’y suis pas
à chaque fois un autre, Don Quichotte et Sancho, les yeux du chat dans la pénombre, l’odeur mauve des prunes sur le sol
un matin et un soir et Ramón dans ses trois gilets et ses deux manteaux (ou est-ce l’inverse ?), le feu de la pipe sur la langue à traquer l’aube et son secret
et côte à côte et cathédrale et temple aztèque, et main tendue, et rires, je suis l’éclat de l’eau
les craquements du feu, je suis ce caméléon dont parle Keats, l’immensité du Nil et la nuit de Borges, de partout
je reviens, j’ai dit que je ne parlerai plus et c’est vrai, ce n’est pas moi qui parle, ce sont tous ceux
que j’ai traduits en leur donnant ma voix, le chœur muet non seulement des poètes mais, c’est pareil, celui des voix sans visages
on les appelle des chiens, comme eux ils fouillent les décharges, montrent les dents, se déchirent, se taisent, et dans le tohu-bohu de la planète
leur silence est un fracas sans fin, une panne de son que personne n’entend plus
Je reviens, je vois de la poussière et des os, un bidon sonore où coule un filet d’eau, un tourbillon, ordures vent et oiseaux, leurs cris, oui, je les vois
ou une chambre minuscule, les doigts qui tapent sur la veine, le garrot et l’aiguille, je vois, montés, le plaisir et la mort, je vois l’éclair et la nuit
je vois tout ce que je ne vois pas et que je vois, des fleuves de fourmis, un visage qui n’est plus que ses yeux, un vertige multiplié de dunes
les bouches hurlantes de Wall Street, la peur qui suinte, le cul de sac de la misère, les mains et les yeux vides, le sachet éventré, le grouillement des vers
je vois ce qui m’aveugle, la cataracte où tout bascule et coule à pic et seul reste l’arc-en-ciel d’une buée déjà évaporée et son silence de fin du monde
je vois ce qui s’en va et ce qui vient et l’entre-deux qu’on ne voit pas non plus
je vois et je reviens


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