Eugène Burnand (Moudon, Suisse, 1850-Paris, 1921),
Pierre et Jean courant au Sépulcre au matin de la Résurrection, 1898
Huile sur toile, 134 x 82 cm, Paris, Musée d'Orsay
(cliché © RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski)
Depuis la rétrospective qui leur a été consacrée au Musée Jacquemart-André il y a bientôt deux ans, on sait que les Caillebotte étaient deux et qu'ils étaient non seulement frères de sang mais aussi d'art, l'un peintre, l'autre photographe et musicien. Si Gustave a su aujourd'hui conquérir, non sans rencontrer autrefois quelques résistances dans son propre pays, le cœur d'un vaste public, Martial reste encore dans l'ombre ; on a vu nombre de critiques faire la moue devant ses clichés en prétendant, quelquefois pas complètement à tort, que leur valeur était avant tout documentaire, et sa musique était, jusqu'à une date récente, totalement inconnue du public. C'est dire si le disque que nous offrent aujourd'hui le Chœur régional Vittoria d'Île-de-France et l'Orchestre Pasdeloup, placés sous la direction de Michel Piquemal, est une bénédiction ; ressuscitant une Messe solennelle de Pâques inédite, il nous permet de nous faire enfin une première idée véritablement documentée des capacités du compositeur.
L'aisance du milieu familial dans lequel il naquit, le 7 avril 1853, permit à Martial Caillebotte de cultiver ses dons sans avoir le souci de compter sur eux pour vivre. Il entra ainsi au Conservatoire de Paris dans le courant de sa vingt-et-unième année, le 3 novembre 1873, dans la classe de piano d'Antoine Marmontel, qui accueillait alors également un jeune garçon de onze ans nommé Claude Debussy, et dans celle d'harmonie de Théodore Dubois dont l'influence sur son art, du moins ce que la Messe en laisse entrevoir, est assez clairement perceptible. Martial commença à composer dès ses années de conservatoire, puisque l'on conserve un opéra-comique, L'éventail, daté de 1875 ; sa première partition, une Valse pour piano, sera publiée en 1878, mais une large part de sa production demeurera à l'état de manuscrit. Ce que l'on en connaît aujourd'hui fait apparaître une prépondérance des pièces vocales, profanes (quelques mélodies, scènes avec orchestre, et un opéra, Roncevaux) et surtout sacrées, un répertoire qu'il fut sans doute encouragé à explorer par son demi-frère, Alfred (né en 1834 du premier mariage de leur père), qui était abbé et servit dans différentes paroisses parisiennes, notamment celle de Notre-Dame de Lorette dont il était chanoine honoraire et curé, ce qui offrait à la musique de Martial la possibilité d'être exécutée. C'est dans cette dernière église que furent créées deux œuvres qui semblent avoir eu à ses yeux une réelle importance, le Psaume Ecce quam bonum pour chœur, harpes, violons et orgue (1886), cette dernière partie étant tenue, lors de la première exécution, par Théodore Dubois, et la Messe solennelle de Pâques, en 1896. Martial, marié en 1887, père de deux enfants, avait eu la douleur de perdre son frère Gustave, auquel il était très lié (les deux hommes vécurent longtemps sous le même toit), deux ans plus tôt, le 21 février 1894, et se battait alors pour faire accepter par l’État le legs de ce dernier. Il lui survécut encore une quinzaine d'années et mourut le 16 janvier 1910.
La Messe solennelle de Pâques connut sa première et sans doute unique exécution le dimanche 5 avril 1896. La partition, une des dernières de son auteur, s'inscrit dans une tradition de compositions au projet et aux proportions semblables, comme la Messe solennelle de Sainte-Cécile (1855) de Charles Gounod ou la Messe pontificale de Théodore Dubois (1863, puis 1895), mais se singularise par la synthèse convaincante qu'elle opère entre de très nettes influences wagnériennes, tant dans la récurrence de certains motifs que dans le traitement de la pâte sonore, et un raffinement des textures, une rigueur formelle et un refus des débordements expressifs indiscutablement français, qui se ressentent de son apprentissage auprès d'un maître comme Dubois, mais font également songer à Saint-Saëns ou à Fauré. Après une vigoureuse introduction orchestrale, le Kyrie offre des teintes assourdies et une atmosphère assez intimiste adaptée au propos, mais traversées par une aspiration incessante vers la lumière qui se fait de plus en pressante au fur et à mesure de la progression du morceau, ce qui assure une transition parfaite avec l'envolée joyeuse sur laquelle débute le vaste Gloria, dans lequel alternent moments d'intense recueillement (Et in terra pax, avec un merveilleux nimbe sonore entourant le mot « pax ») et de jubilation (Laudamus te), le tout baigné dans des sonorités allant du très dense au presque immatériel. Centre de l’œuvre par ses dimensions (presque 20 minutes), le Credo permet à Martial Caillebotte d'exprimer un véritable talent dramatique, de l'affirmation paisible de la foi (Credo) qui se voile progressivement d'inquiétude, voire de lueurs franchement dramatiques (belle trouvaille que le Crucifixus partiellement récité) à partir du Et in unum Dominum jusqu'à « et sepultus est », la musique traduisant une ambivalence permanente entre vies terrestre et céleste, à la grandeur solennelle du Et resurrexit qui émerge véritablement des ténèbres pour gagner lentement des régions baignées par une quiétude enjouée affranchie des pesanteurs d'ici-bas. L'Offertoire, non exempt d'éclats sombres, est une magnifique pièce orchestrale, le Sanctus un véritable péan entonné à cœur déployé, tandis que l’Élévation commence avec une diaphanéité presque inquiétante, comme un brouillard que le chant des solistes et du chœur vient lentement dissiper avant que retentisse la gloire de l'Hosanna. L’œuvre se termine sur un Agnus Dei tout d'harmonies apaisées, lumineuses, qui diffusent une immense tendresse et un véritable sentiment de délivrance. Il est intéressant de noter, pour finir, qu'au moment où Martial composait sa Messe, un certain Claude Monet, très lié à son frère Gustave qui lui apporta souvent son assistance en des temps difficiles, exécutait sa série de vues de la cathédrale de Rouen. Bien que contemporaines, ces deux approches esthétiques appartiennent à des univers très différents du point de vue du langage, l'une réinventant la vision de la réalité par une touche révolutionnaire, l'autre s'ancrant dans la tradition pour en faire surgir une œuvre encore romantique, mais elles se rejoignent cependant, au-delà des apparences, dans leur quête éperdue de couleur et de lumière.
Les troupes réunies sous la baguette de Michel Piquemal, dont on connaît les affinités avec la musique sacrée française, abordent cette partition plus complexe qu'on pourrait l'imaginer avec un enthousiasme et une conviction qui emportent immédiatement l'adhésion. Alors que certains mandarins ne cessent de nous seriner qu'il n'existe plus, aujourd'hui, de chef-d’œuvre inconnu, les interprètes nous démontrent avec brio qu'avec de l'intuition, de la ténacité et du talent, il est tout à fait possible de ressusciter des pages dont on peut se demander pourquoi elles ont fini par tomber dans un oubli immérité. Ici, grâce aux belles qualités plastiques d'un Chœur régional Vittoria d'Île-de-France dont la discipline et la ferveur font oublier un léger déficit de lisibilité peut-être dû à une prise de son un rien trop globalisante, à des solistes qui soignent chacune de leurs interventions pour obtenir un juste équilibre entre l'implication dramatique indispensable pour faire vivre le texte et la retenue expressive exigée par le contexte, et à un Orchestre Pasdeloup misant sur la sensualité sonore sans oublier pour autant la précision du trait, nous est révélée une œuvre d'une véritable hauteur d'inspiration qui prend place sans pâlir aux côtés des réalisations signées Gounod, Dubois ou Fauré, sans parler de tout ce qui reste encore à découvrir dans un répertoire encore trop négligé aujourd'hui. En abordant cette Messe avec humilité, en la traitant comme ils le feraient d'un ouvrage adoubé par la postérité, Michel Piquemal et ses musiciens en exaltent les parfums souvent capiteux, et si l'on pourrait rêver parfois d'un rien plus de transparence, ils la portent de la première à la dernière note avec une formidable énergie, une sensibilité réellement émouvante et une intelligence de tous les instants qui font que l'on est étonné, happé, touché et que l'on revient souvent et avec plaisir vers elle.
Je recommande donc à tous les amateurs de musique française et de répertoire sacré de faire l'acquisition de ce disque réussi, qui permet de découvrir en Martial Caillebotte un compositeur attachant et souvent inspiré qui mérite indiscutablement mieux que demeurer dans l'ombre de son frère, si talentueux soit-il par ailleurs. Michel Piquemal évoquait, il y a quelques semaines, son désir de poursuivre l'exploration du legs du musicien ; on espère que l'accueil réservé à cet enregistrement lui permettra de trouver les moyens et le soutiens nécessaires pour poursuivre l'aventure.
Martial Caillebotte (1853-1910), Messe solennelle de Pâques
Mathilde Vérolles, soprano, Patrick Garayt, ténor, Éric Martin-Bonnet, basse
Chœur régional Vittoria d'Île-de-France
Orchestre Pasdeloup
Mathias Lecomte, orgue
Michel Piquemal, direction
1 CD [durée totale : 62'46"] Sisyphe 020. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Introït – Kyrie
2. Agnus Dei
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Messe solennelle de Pâques | Martial Caillebotte par Michel PiquemalIllustrations complémentaires :
Martial Caillebotte (Paris, 1853-1910), Martial Caillebotte au piano, sans date. Tirage photographique,12 x 17 cm, collection particulière © droits réservés. Photographie tirée du mini-site de l'exposition Dans l'intimité des frères Caillebotte.
Claude Monet (Paris, 1840-Giverny, 1926), La cathédrale de Rouen, façade ouest, soleil, 1894. Huile sur toile, 100,1 x 65,8 cm, Washington DC, National Gallery of Art
La photographie de Michel Piquemal est tirée du site internet du Chœur régional Vittoria d'Île-de-France.
Sincères remerciements à Rémi Firinciogullari.
Cette chronique est dédiée à la mémoire de Farid-Jean.