[AVEC spoilers – Ne pas lire avant d’avoir vu le film]
Lou Ye filme toujours divinement. Et ce, même lorsqu’il revient poser sa caméra en Chine après cinq années de censure. Dès l’ouverture, une violence ouatée, sournoise, surgit de chaque plan. Les passions humaines sont tapies, menaçantes, derrière la froideur rectiligne des buildings de Wuhan ; le poids des non-dits vient déchirer l’écran. En prélude, une pluie torrentielle. Mauvais présage d’une nature déchaînée, tout du long témoin de l’éclatement des pulsions les plus sombres. Dans ce décor, une femme, ensanglantée, une route, une voiture, une morte. Un jeune fils de bourgeois, suffisant et agressif que l’on a envie de claquer. Puis, Lou Ye passe à autre chose. Un couple, un mari infidèle, une épouse bouleversée. Deux épouses même. Et deux enfants. Son Mystery est alambiqué. Son intrigue est complexe, ramifiée, ses histoires et ses destins (flic, figures féminines, fils et fille) s’entremêlent, se répondent, se questionnent, agissent comme autant de contrastes pour défigurer le polar à coups de griffes mélodramatiques (voire l’inverse). Afin de capter les soubresauts du triangle amoureux lové au cœur de son scénario, Lou Ye laisse traîner sa caméra, comme à l’abandon, dans l’urgence qu’on lui connaît, sur les visages et les larmes de ses personnages. A travers Lu Jie (Hao Lei), la femme trompée, Sang Qi (Qi Xi), la maîtresse cachée, et Yongzhao (Qin Hao), mari tout aussi apathique que menteur, le cinéaste vient dresser en filigrane le portrait d’une société chinoise consumée par la corruption, gangrenée par le capitalisme. Clairement, aussi, il placarde sur tous les murs les tourments d’une humanité cachottière, ne répondant qu’à son instinct animal. En contraste justement aux villes insensibles, fourmillantes de bruit et de gens, et au contrôle des affects qu’imposent- quelque part- la rigueur consumériste et les démons chinois (la politique de l’enfant unique, entre autres choses).
Ce que dit Lou Ye, finalement, c’est l’imprévisibilité des comportements humains. Ceux, justement, que la société actuelle voudrait bien maintenir sous cloche. Le cinéaste n’a rien perdu de son mordant, et déroule à nouveau un cinéma très empreint de rébellion. Et dans le fond, et dans la forme (avec ces plans mouvants et sublimes). Plus les passions sont enfouies, plus elles viennent exploser avec rage donc. La bourgeoisie du film y est grandement entachée, du sang sur toutes les mains. La morte du départ devient alors le punching ball par excellence : l’une lui brisera le crâne à coups de pierre, l’autre la précipitera d’une colline, un autre- encore- viendra s’acharner sur sa carcasse déjà passablement abîmée. Elle n’avait pourtant rien fait de mal, si ce n’est d’être la maîtresse parmi d’autres d’un consommateur de femmes. Ce n’est pas la seule à périr de l’acharnement des plus nantis : il y a ce clochard aussi, figure mutique que l’on achève à coups de pelles, sans lui avoir auparavant balancé quelques yuans au visage. Révélateur. Ce qu’on en commun la jeune sacrifiée, le sans abri et la Nature atrophiée par les constructions urbaines, c’est l’accès au vrai. A la vérité dans son entière atrocité. Tous, ont été les témoins d’un dérèglement général, d’une dissolution des valeurs et de la justice. Le chauffard du départ achètera le silence des enquêteurs et de la mère de la défunte, les péchés des uns couvriront ceux des autres. Le thriller aux accents tragiques de Lou Ye porte en lui un cynisme monstre, monstrueux, et une critique d’un Nouveau Monde impitoyable (vice- argent- pouvoir)., castrateur d’humanisme. Les cœurs y battent encore, certes, mais renferment une terrifiante noirceur contemporaine, directement câblée aux géants réseaux de villes et de sociétés suceuses d’âmes. De quoi, en effet, nous passer ironiquement L’Ode à la joie de Beethoven. De quoi, peut-être, envier ce spectre féminin qui, en conclusion, prend ses jambes à son cou vers un ailleurs plus paisible.