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La psychanalyse, entre débats et procès.

Publié le 02 avril 2013 par Savatier

La psychanalyse, entre débats et procès.Il fut un temps où les querelles intellectuelles avaient du panache. Les controverses se réglaient par articles interposés, joutes oratoires ou publication d'essais. Cette manière " civilisée " de porter sur la place publique les différends conceptuels, de détail ou parfois plus personnels, n'excluait aucunement la passion, voire les argumentations musclées ; mais ces échanges reflétaient la liberté d'expression qui devrait normalement animer toute démocratie. Or, aujourd'hui, cette liberté est mise à mal à chaque fois qu'au forum se substituent les prétoires.

La judiciarisation de la société s'étend désormais au débat d'idées sous les prétextes les plus futiles. Faut-il y voir la transposition, dans l' intelligentsia, de cette " envie de pénal " qu'avait théorisée Philippe Muray ? La réalité est sans doute plus subtile, mais aussi plus perverse. En effet, l'arsenal juridique, lorsque son objet est dévoyé de ses intentions premières, sert moins à obtenir des sanctions pénales que des compensations pécuniaires. Pire encore, les demandeurs, lorsqu'ils en ont les moyens financiers, assignent à l'envi (même s'ils sont conscients qu'ils seront déboutés devant la faiblesse de leurs accusations) tous les intrépides qui n'ont pas l'heur de leur plaire. Leur but réel n'est en effet pas tant de gagner un procès que de museler toute expression contraire à leur opinion en asséchant financièrement leurs adversaires. Car la Justice coûte cher aux assignés, en déficit d'image parfois, en honoraires d'avocat toujours.

Les groupuscules puritains, rebaptisés " association familiale ", sont passés maîtres dans cet art de censurer sans le dire, en attaquant pour " pornographie " créateurs et commissaires d'exposition dès que le sujet traite d'érotisme, afin de les dissuader d'organiser de nouvelles initiatives. Dans le domaine des idées, on se demande si d'autres ne tenteraient pas de suivre cette voie. La psychanalyse, par exemple, est devenue aujourd'hui le théâtre d'assignations à répétition. Il y eut le procès intenté par Judith Miller à Elisabeth Roudinesco pour un court passage de son essai suivi d'un autre, intenté par trois psychanalystes de l'Ecole de la cause freudienne présidée par Jacques-Alain Miller, contre Sophie Robert, auteure d'un documentaire sur l'autisme intitulé Lacan envers et contre tout (dont il fut question dans ces colonnes ), d'Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, SIHPP), suite à la publication d' Le Mur. Aujourd'hui, une nouvelle assignation pour " diffamation publique ", cette fois diligentée par Jacques-Alain Miller, vise Elisabeth Roudinesco, Henri Roudier et Philippe Grauer, tous membres d'une société savante respectée (Société Internationale dans leur bulletin et sur le site internet du CIFP (Centre Interdisciplinaire à la Formation de la Psychothérapie relationnelle). Pour comprendre le sens de cette assignation, il convient de la replacer dans son contexte.

Le 5 février dernier, une pétition fut lancée par M. Miller (et l'inévitable Bernard-Henri Lévy...), appelant à la " libération " de la psychanalyste iranienne Mitra Kadivar, admise le 24 décembre précédant dans un établissement psychiatrique de Téhéran. Cet appel fut relayé par des articles de presse et des interviews où cet enfermement était présenté comme une sanction politique du pouvoir théocratique iranien à l'encontre d'une thérapeute gênante ; il y était question de traitement forcé, voire de la menace d'électrochocs ; quant aux psychiatres (pourtant laïcs), ils semblaient s'apparenter à de simples geôliers à la solde du pouvoir. Le sombre souvenir des internements psychiatriques de l'époque soviétique pouvait à bon droit émouvoir le monde intellectuel. Et l'ombre d'Antonin Artaud planait sur l'assimilation (fallacieuse) de la sismothérapie à une torture. C'est pourquoi, outre les habituels signataires compulsifs qui ne résistent jamais à apposer leur paraphe dès qu'ils sont sollicités pour avoir l'illusion d'exister, de nombreuses personnalités de bonne foi signèrent cette pétition où l'on retrouve Philippe Sollers et Julia Kristeva, mais aussi, pour une fois côte à côte, Jean-François Copé et Jean-Luc Mélenchon.

D'autres intellectuels, d'autant plus appelés à se joindre à cette initiative qu'ils avaient déjà lutté dans le passé contre des internements abusifs, préférèrent se renseigner avant de se prononcer. Sage décision apparemment, car il résulte de plusieurs témoignages sérieux et concordants que le docteur Kadivar ne fut pas victime d'une sanction politique, mais d'une hospitalisation consécutive aux plaintes des voisins de son immeuble, et relative à un épisode psychotique qui motiva une décision de justice. Plusieurs psychanalystes et psychothérapeutes iraniens confirmèrent ces faits et les griefs (agressivité verbale, problèmes d'hygiène, nuisances phoniques, pneus de voitures de voisins crevés, etc.) d'un voisinage déjà inquiet du projet annoncé par Mitra Kadivar d'ouvrir un centre pour toxicomanes à son domicile.

La psychanalyse, entre débats et procès.
Pour justifier le bien fondé de sa pétition, Jacques-Alain Miller a publié l'ensemble de sa correspondance avec la psychanalyste iranienne et d'autres interlocuteurs, dont le psychiatre qui la soignait à l'hôpital. Ce document de 68 pages (que l'on pourra consulter ici ), écrit en français et dans un anglais parfois de cuisine, peine toutefois à prouver la réalité d'un internement politique. Tout commence le 12 décembre 2012, par un courriel de Mitra Kadivar à Jacques-Alain Miller, l'informant du projet de l'envoyer dans un hôpital psychiatrique sur décision d'un magistrat. L'échange se poursuit jusqu'au 24 décembre, date de l'hospitalisation. Il résulte du reste du dossier que la patiente bénéficia d'égards particuliers : une chambre VIP, un accès à Internet, le loisir de communiquer vers l'extérieur par téléphone et courriel, enfin les visites quasi quotidiennes d'amis. Rien, dans ces informations, ne trahit un enfermement arbitraire, lequel, comme à l'époque soviétique, se caractérise toujours par l'isolement de la personne visée. Quant aux électrochocs, ils ne sont évoqués dans un courriel qu'à travers une " crainte " exprimée par la patiente, aucunement comme une proposition de ses médecins ni, naturellement, comme une menace.

Par ailleurs, la lecture des courriels apporte un éclairage surprenant sur la personnalité de la psychanalyste, laquelle refuse que son cas soit évalué par des psychiatres - leur préférant " un psychanalyste de rang supérieur " - et crie au complot dirigé contre elle. Complot de ses voisins, non de l'Etat. Elle dit d'ailleurs avoir obtenu l'aide du " ministère de l'Intelligence " (ministère de la sécurité nationale et du renseignement) afin d'ajourner son internement, ce qui, pour le premier observateur venu, discrédite sans ambigüité la version d'une sanction politique puisque les services de renseignement iraniens sont directement placés sous l'autorité des plus hautes instances du Gouvernement.

En outre, le 21 décembre, le docteur Kadivar s'emporte sans raison apparente et dévoile une étonnante mégalomanie : " Et surtout ne me comparez pas avec Rafah Nached que vous avez élevée au rang de psychanalyste en une nuit, s'il vous plaît. Depuis la mer Noire jusqu'à la mer de Chine, je suis la seule et vous le savez mieux que personne. " Sur le premier point, l'intéressée a raison : Rafah Nached fut arrêtée, inculpée sans fondement d'" activités susceptibles d'entraîner une déstabilisation de l'Etat " et jetée en prison dans une cellule commune qu'elle partageait avec une trentaine d'autres femmes en septembre 2011. Elle ne fut libérée sous caution dans le cadre d'une " amnistie " qu'au bout de deux mois. Les deux cas n'ont donc rien de comparable. Le Quai d'Orsay ne s'y est d'ailleurs pas trompé, puisqu'il intervint pour demander la libération de la psychanalyste syrienne, mais (sans doute bien renseigné) refusa de s'impliquer dans l'affaire Kadivar. Quant au second point, il révèle un narcissisme que confirmeront d'autres courriels, desquels il ressort que Mitra Kadivar ne reconnaît aucune compétence aux médecins et psychiatres chargés de la soigner, qu'elle traite parfois de " crétins " ou de " vipère " et qui ne sont pas, précise-t-elle, " de son niveau ".

Dans un tel contexte, il faut reconnaître à Jacques-Alain Miller un certain flegme dans ses échanges épistolaire houleux avec son " e-patiente " parfois imprévisible et souvent ombrageuse, même si, entre deux conseils prodigués à son psychiatre iranien, il affirme qu'il " l'adore " avant de la comparer à Médée, à Lacan et... De Gaulle ! Une fois, pourtant, il se gendarme : " Now stop your games. La coupe est pleine. Le mail de ce matin, venant après une série d'autres, est à la fois une sottise et une provocation. [...] Vous n'abuserez pas davantage de ma patience. Je ne répondrai à aucun message de vous, direct ou indirect, durant trois mois, jusqu'au 31 mars prochain. Passé ce délai, si vous persistiez, je romprais toute relation. "

La psychanalyse, entre débats et procès.
A l'examen de ces documents, on peine à croire que cette hospitalisation ait reposé sur un mobile autre que médical. Il n'y a d'ailleurs rien d'infamant à souffrir momentanément de troubles psychiatriques dont les psychanalystes ne sont pas plus à l'abri que le commun des mortels. On pourrait même considérer que cette mesure visait à protéger le docteur Kadivar de son environnement. En effet, l'Iran est un pays de culture communautaire (au sens que donne à cette notion le psychologue néerlandais Geert Hofstede, spécialiste de l'interculturalité). Or, contrairement aux cultures individualistes européennes, dans les cultures communautaires, l'individu n'existe ni par ni pour lui-même ; il ne doit exister qu'en tant que membre du groupe social au sein duquel il vit. Son souci premier sera de renoncer à ses désirs si ceux-ci ne s'inscrivent pas dans le corpus des règles normatives de la société, chacun étant soumis au regard et au jugement des autres. Toute contravention à ce cadre contraignant est considérée comme une déviance et sanctionnée par la réprobation de la communauté, chacun se sentant investi du pouvoir d'agir afin de faire respecter l'ordre social menacé, dans l'intérêt supposé de tous. La sanction peut aller jusqu'au bannissement de l'individu, mais elle peut revêtir des formes plus radicales lorsqu'une religion intégriste vient se superposer aux simples traditions patriarcales. Tel est le cas dans la théocratie iranienne, a fortiori parce que le partage des rôles entre hommes et femmes y est basé sur une asymétrie qui hiérarchise strictement les deux sexes. En d'autres termes, les comportements de Mitra Kadivar, qui relevaient selon toute vraisemblance du trouble à l'ordre public, auraient sans doute pu lui valoir la prison, voire des sévices corporels. On peut ainsi raisonnablement penser que l'obligation de soins dans un établissement spécialisé (dont elle sortit d'ailleurs dans des conditions normales le 14 février) permit de la soustraire à de telles mesures de rétorsion. Cette dimension de la culture iranienne ne peut être négligée au profit d'une vision purement occidentalocentrée, car elle permet d'évaluer tout autrement le contexte de l'affaire.

Il n'est donc pas avéré que la pétition demandant la " libération " de la psychanalyste ait reposé sur une réalité de fait, ce qu'ignoraient la plupart des 4500 signataires. En revanche, le mieux étant, suivant l'adage, l'ennemi du bien, elle aura eu pour effet d'attirer, à grands renforts médiatiques, l'attention du pouvoir de Téhéran sur une profession tout juste tolérée et de réputation forcément sulfureuse aux yeux des religieux, avec le risque de fragiliser la situation des praticiens locaux.

Les articles publiés dans le bulletin de la SIHPP alertaient l'opinion sur l'ensemble de ces questions. Leurs rédacteurs choisirent pour l'occasion de faire appel à l'ironie, figure stylistique dont Sacha Guitry nous a appris avec sagesse que la redouter, c'était craindre la raison... On peut ainsi y lire que M. Miller s'adresse à sa correspondante " sur un mode maniaque " et qu'il " se fâche tout rouge " ; il y est aussi question d'une " cure par mails façon lacano-Miller ", de " miracles politico-cliniques ", de " personnalités prises au piège " d'une pétition douteuse.

De là à considérer que ces textes ne relèvent pas de la simple joute intellectuelle dans un cadre démocratique, mais forment les éléments constitutifs d'une diffamation publique, il y a un pas qu'il serait aléatoire de franchir. Car l'ironie instaure un effet de distanciation qui ne saurait échapper au lecteur, tandis que l'injure simple se passe de tout écran, de toute intention humoristique. Ainsi, à titre comparatif, lorsque, le 7 mars dernier, dans un article de hébergé par La Règle du jeu, M. Miller compare Elisabeth Roudinesco à une " matrone ", une " plaie ", un " cilice ", une " grenouille " et - la pire injure de toutes, à n'en pas douter ! - la traite d'" autodidacte ", on cherche l'ironie, voire l'expression d'un second degré.

Le rédacteur y qualifie enfin l'historienne de la psychanalyse de " sauvage ". Mais, ce faisant, il nous invite à un intéressant exercice de questionnement. En effet, dans un courriel adressé à Mitra Kadivar, l'auteur avait écrit : " Vous êtes en train de les [les psychiatres] manger tout cru. / Vous savez, tout de même, la civilisation, c'est le cuit, nous a expliqué Lévi-Strauss. Vous, vous êtes une sauvage. / Qui ne renonce à rien, jamais. Quel que soit le risque. / Une femme décidée, quoi ! Une vraie femme. "

Or, dans l'article de son blog, on relève la phrase suivante : " Le cru et le cuit : parmi les civilisés, elle [Elisabeth Roudinesco] reste une sauvage. Elle fait peur. " Et le lecteur de se demander : entre ces deux propos, tenus à un mois d'intervalle, les deux signifiants ont-ils la même valeur ? Pourquoi l'un serait-il laudatif et l'autre péjoratif ? Voilà le genre d'exercice acrobatique auquel doivent se livrer les juges du fond lorsqu'ils recherchent d'éventuelles traces de diffamation dans un discours. Voilà surtout qui rappelle cette note d'Amine Azar décrivant une conférence donnée par Jacques Lacan à Beyrouth, en août 1973 : " Du Signifiant : Avec les mêmes mots, strictement les mêmes, décrire un tremblement de terre et une soirée mondaine. "

P.S. Dernière minute : un collectif d'universitaires, d'écrivains, de psychiatres et de psychanalystes choqués par les propos tenus sur le blog de Jacques-Alain Miller à l'encontre d'Elisabeth Roudinesco, vient de mettre en ligne un appel de soutien que l'on pourra lire en suivant .

Illustrations : Dessins de Roland Topor.


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