Qu'on trouve le projet légitime ou non, Hollywood s'en contrefout. Le fait est qu'en 2010, le succès stupéfiant du Alice au pays des merveilles de Tim Burton (1 milliard de dollars de recettes "hors saison") a ouvert la brèche à un type d'exploitation relativement discutable, sauf si on s'en tient à sa logique mercantile : l'adaptation de récits classiques en films live. Et ce, quitte à en réaliser des "préquelles" si le matériel de base est intouchable : Le Magicien d'Oz original de Victor Fleming (1939) est une propriété de la Warner qui veille jalousement sur son patrimoine, exploité ad nauseam en DVD et Blu-ray. Comme il est impossible pour Disney d'en réaliser un remake (ou d'y faire directement référence), le film de Sam Raimi est donc basé sur les écrits de L. Frank Baum, tombés dans le domaine public.
Comme monté de façon cynique suivant les mêmes schémas, le film retrouve les mêmes producteurs, Danny Elfman à la composition du score, le chef décorateur Robert Stromberg, designer de l'univers de Oz, et même la soupe populaire en guise de crédits de fin (on ne nommera personne pour ne pas leur faire de publicité). C'est dire si Disney assure les arrières. Leur seule folie aura été d'engager Sam Raimi pour se faire, qui après la trilogie Spider-Man et un retour aux sources avec le parfait Jusqu'en Enfer, a pris le risque de retourner vers les studios pour une commande dont il aurait pu perdre le contrôle, s'il ne se l'était pas appropriée toute entière.
Le monde de Oz, réinventé pour l'occasion
N'oubliant pourtant jamais à qui il s'adresse (production Disney oblige), Sam Raimi réalise bel et bien un pur conte de fée, dans lequel il glisse insidieusement des morceaux de son propre imaginaire, destinés à apposer sa marque de fabrique. En abordant le film, on craint d'y retrouver un moment le merveilleux un peu toc du Alice de Tim Burton (2010), autre production Disney calibrée sur le même modèle… et le débordement de mauvais goût n'est en effet jamais loin. Mais entre les impératifs du cahier des charges et la largeur dont il dispose en tant que cinéaste, Sam Raimi retrouve après la première bobine un moment de fantastique autonome fonctionnant sur les simples plans qu'il monte, jusqu'à recréer un moment de pure fantaisie référençant sa propre filmographie (la scène de cimetière), qui tire immédiatement le film vers de nouveaux sommets insoupçonnés. Le film n'en redescendra jamais malgré quelques poncifs hérités de l'absence de cynisme absolu avec lequel le réalisateur aborde son sujet : à trop sonder le merveilleux de son univers, le réalisateur frôle la guimauve à de nombreux moments, malgré une scène de chanson qui aurait pu être horripilante si elle n'était pas immédiatement désamorcée par le personnage de James Franco, alter-ego du réalisateur.
Dans la conception d'un univers coloré et lumineux, Robert Stromberg et son équipe s'en sont donnés à cœur joie. Le technicien et son équipe ont pris comme assurance, dans un univers en majorité numérique, de construire bon nombre de décors en dur pour faciliter le travail de post-production (effets spéciaux et procédé 3D), permettant en même temps de créer une spatialisation concrète des plans durant le tournage. Si la couleur vive sature parfois littéralement l'écran, la technologie effleure parfois les approximations, volontaires ou non, créant ainsi de jolis plans étranges que Raimi aurait laissé passé (comme ce moment où Rachel Weisz flotte de façon confuse et scrute les sous-bois, à la recherche d'une baguette magique - un moment de ciné désuet et innocent).
D'autres moments subjuguent par leur beauté étrange : l'architecture de la cité d’Émeraude, les volutes de fumée bondissantes générées par Glinda (Michelle Williams), le sublime prologue en noir et blanc, sujet de tous les enjeux… Les superbes paysages et décors préparés par le chef décorateur et son équipe sont parfois d'une beauté à tomber, créant un univers singulier marchant du premier coup d’œil, aidés de la mise en scène du réalisateur qui évite les lieux communs de ce genre de production. D'autres décors pétaradants jurent parfois, renvoyant le film à ce qu'il essaie de surmonter : ne pas être uniquement qu'un fantasme de mythologie créée pour raviver de jolis souvenirs (Le Magicien d'Oz est aujourd'hui unanimement considéré comme l'un des films les plus vus de l'histoire du cinéma), mais bel et bien d'outrepasser son statut bâtard pour 'exister'.
En chemin, Sam Raimi fait référence à son propre cinéma où des idées s'y répondent parfaitement : le thème de la sorcière, présent depuis Evil Dead, la séquence de la montgolfière qui voit les cordages du ballon attaquer le héros dans une réminiscence de la même trilogie (et des tentacules du Dr Octopus), jusqu'à la structure même du film, rappelant L'Armée des Ténèbres (le personnage principal est un élément étranger dans un monde "merveilleux").
L'amour noble, l'enjeu majeur.
Mais on imagine mal Disney avoir pu loupé un élément si transgressif, à l'aune des productions grand public qu'ils mettent en chantier : Oz est un homme égoïste, un escroc à la petite semaine qui se fait son beurre sur le dos des gens et exploite tout ceux l'entourant. L'ouverture du film, au format 1.33 et filmé dans un noir et blanc de toute beauté, ouvre les enjeux du film : il faut se libérer du carcan de cette vie facile, embrasser un autre destin, d'autres responsabilités (et qui sait, ne pas laisser partir la fille). Le regard que Raimi couve sur cette production et son personnage est quasiment celui du film d'apprentissage, à destination d'un adulte cynique (Oz) qui aurait oublié sa bonté intrinsèque, obsédé qu'il est par son besoin de réussir, et qui utilise les autres par profit. La ritournelle de la boîte à musique, toujours un moment glaçant quand celle-ci apparaît vu l'usage qu'en fait notre héros, finit par trouver un écho à l'humanité trouvée du personnage. En parallèle, le film peut aussi se voir comme un commentaire sur James Franco (la personnalité), crâneur, vain et cynique si on en juge par ses commentaires et sa prestation aux Oscars en 2012, qu'on imagine depuis re-aiguillé par le film de Raimi et son rôle de magicien.
En effet, pour le personnage de Oz ("Oscar"), il faut passer de l'autre côté du miroir (comme Alice en son temps), où les personnages qu'il côtoie trouvent des résonances dans le pays merveilleux : ainsi, Oz retrouve les personnages secondaires peuplant son monde, dans des incarnations modifiées (un singe, une poupée, une fée). Le héros, à qui l'on a offert une seconde chance, peut ainsi modifier ses rapports au monde s'il décide de le faire. Tous ces personnages secondaires ont une fonction nécessaire pour Oz, qui va se révéler bien tardivement. Une méthode simple et efficace de gonfler les enjeux malgré la simplicité parfois irritante de son histoire et de ses situations.
Sam Raimi créée en passant son plus beau personnage : une petite fille en porcelaine de chine, qu'il emploie de façon rien de moins que bouleversante, dont la première apparition est de loin l'un des plus beaux moments du film.
Si le Alice de Burton tenait tout entier sur le caractère unique de la jeune Mia Wasikowska dans le rôle-titre, un casting féminin admirable est venu ici jouer au conte de fée, comme un rêve devenu réalité. Michelle Williams continue son ascension vers une postérité toute tracée : l'interprète de Marilyn Monroe joue un idéal d'amour (cf. prologue) à remettre en question tout cynisme. Et il est très amusant de voir l'impériale Rachel Weisz et son bagout tout anglais se lancer dans le rôle d'intendante que lui a préparé Sam Raimi. Seule Mila Kunis ne semble pas vraiment à sa place, malgré sa présence persistante.
Michelle Williams. Point à la ligne.
La légitimité d'un tel film ne passe quasiment que par la personnalité de son réalisateur. Ici, Sam Raimi a pris le projet à bras le "cœur", et l'a fait sien. Malgré son intrigue simpliste, toute entière portée vers le symbole qu'elle projette, le film a une générosité et une bonté confondantes, s'adressant à ceux voulant bien laisser leur cynisme à l'entrée. A l'image de ses personnages, le réalisateur trouve une famille recomposée, fruit des souvenirs de son cinéma au milieu d'un film de studios, célébrant la magie du 7ème art sous la forme d'une profession de foi ne quittant JAMAIS le réalisateur (et ça se retranscrit très littéralement à l'écran). Pour autant, Sam Raimi n'en a pas fini avec le passé : en parallèle de ses activités de producteurs, Evil Dead 4 (ou plutôt, L'Armée des Ténèbres 2) devrait bientôt voir le jour...
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- La critique de Spider-Man 3, de Sam Raimi (2007)
- Un court article sur Jusqu'en Enfer, présent dans le top 2009 (#5)
- La critique de Alice au pays des merveilles, de Tim Burton (2010)
- Un passionnant portrait du chef décorateur Robert Stromberg sur Capture Mag
- La genèse de la séquence du générique, confiée à l'équipe de Yu & Co
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