Lorsque, un jour de 2009, le Philippin Gerry Alanguilan reçoit une carte postale en provenance des États-Unis et signée de Neil Gaiman, le complimentant sur son Elmer à peine paru, il n’en croit certainement pas ses yeux. Les voici, lui et son héros de coq, adoubés par le maître ! Pour celui qui s’amusait, bien des années auparavant, à inventer les aventures de Tintin à partir des seules couvertures qui ornaient les quatrièmes des étals de librairies et de sa bibliothèque, le chemin vers la reconnaissance aura finalement été tout naturel.
Suite à des études en architecture, il a d’abord dessiné et mis en couleurs les histoires des autres, travaillant avec maints auteurs de comics, coloriste et encreur pour des maisons d’édition, puis il s’est souvenu des rêves de l’enfant qu’il était : à lui d’imaginer, à présent, ses propres histoires. Cela passera, entre autres, par Wasted, et par Elmer. Le coq lui a ensuite échappé des mains, a pris la route vers le Nord du continent américain, puis a embarqué sur l’Atlantique direction l’Europe et les côtes françaises – quoi de plus normal, pour un coq, dirons-nous ! 2010 : Elmer est devenu le premier album philippin à être traduit en français. Déjà toute une aventure pour un bien fier gallinacé.
4h du matin : ça coquerique de colère dans la chambre noire. Tiré du sommeil par un cauchemar terrifiant, Jake Gallo râle déjà et se rendort tant bien que mal sous la caresse imaginaire de la nouvelle star de l’Internet charnel. 8h30 : levé de l’aile gauche, il court pour un énième entretien d’embauche, se gargarise un peu et se prépare pour son plus beau chant, tout prêt à louer ses talents exceptionnels. Mais le discours sonne creux et c’est claudiquant et la queue entre les pattes que le coq regagne la rue, longeant les fast-food aux promesses de menu sans poulet et de spécialités de canard rôti, lorgnant les Gallus Rex graffités.
C’est que la vie de Jake bat de l’aile : pas facile de se faire une place au milieu des hommes. D’ailleurs, les hommes, il les déteste. Dire « on est tous égaux » dans LE MONDE OÙ ON VIT, c’est vraiment gober la merde des humains ! Pas bien assorti, la collerette trop petite mais le discours bien tranché parmi les géants humanoïdes qui l’entourent, Jake s’époumone à la face des gens qui ne l’entendent guère. Il croit trimballer avec lui la charge de la différence : « en coq », autant dire « pas comme les autres », pas bien « normal », le Jake Gallo. Il aurait pu être homosexuel, de couleur, nain, obèse, chien, loup, malade. Mais c’est un coq, la frontière marquée à son bec.
Pourtant, ses préoccupations sont les mêmes. Un matin de 2003, il doit se rendre au chevet de son père Elmer qui vient de faire une attaque. Un long trajet, durant lequel il évite de justesse les fesses d’une passagère voulant lui voler son siège, vers l’apaisement. Dans la maison familiale, il retrouve tout ce qu’il essaie de fuir au quotidien : sa poulette de sœur fiancée à un humain, son coq de frère réalisateur de films, qui, comble du comble, s’est amouraché d’un homme, une mère à qui « il manque une case », et d’autres visages familiers de basse-cour, le fermier Ben en tête. Et puis, une nuit de 2003, Elmer n’a pas ouvert les yeux, parti sans un adieu. Jake reçoit un héritage écrit, sous la forme d’un journal intime ; après des journées d’hésitation, il ouvre enfin les mémoires d’un coq.
Ces mémoires racontent l’apprentissage de la langue, et les conflits qui ont opposé les hommes et les poulets des années durant. En leur centre émerge la figure de Ben le fermier, assassin de poulets selon Jake, l’un des premiers à avoir pris peur le jour où un coq lui s’est adressé à lui. 1979, l’année où le monde a changé : l’heure sonne la révolte des gallinacés ; on provoque un grand incendie pour brûler les paroles des bêtes, par crainte d’une émancipation. Un survivant implore le secours de Ben : Aide-nous. Tuer nous. Ils. Homme grand. Pitié. C’est un récit sombre de guerre qu’Elmer relate, de ceux qui pourraient voir se confronter des hommes et des robots, de ceux qui pourraient voir s’affronter deux nations, de ceux qui n’ont finalement ni époque, ni espace. Elmer et sa famille ont lutté pour leur libération ; et des morts, il y en eu dans chaque camp. Alors il lui a fallu écrire, plutôt que parler, pour garder intact ce témoignage intime et historique.
Lisant, Jake plonge dans un passé trouble qu’il ignorait jusque-là. Le journal intime d’Elmer n’épargne rien ni personne, et le dessin de Gerry Alanguilan, se voilant volontiers de couleur cendre et molestant les gueules des animaux comme les traits des décors, trouve une force inouïe dans l’expression de la violence. Jake revit le triste sort de la basse-cour : Je suis mon père. Parfois ma mère. Je suis attaché la tête en bas. Électrocuté. Décapité.
Elmer pourrait prendre les accents d’un récit initiatique sous fond de guerre. En Juste, Benjamin le fermier cache les poules et les coqs aux armes des assaillants, et leur montre la voie vers une naissance inédite. Cela passe par la langue – la lecture, l’écriture –, les prénoms qui viennent les baptiser, les tenues dont il faut désormais se vêtir, les cérémonies civiles dans lesquelles s’engager, les cours à l’université, et les repas à prendre, ces goûts nouveaux, du maïs à la viande de porc. Cela passe aussi par Dieu, protecteur des hommes et des animaux. Mais loin du havre promis par Ben, dans les rues, les affrontements dicte la cadence du monde entier : parmi les « poulets-gladiateurs », 150 000 victimes en Indonésie. 80 000 en Allemagne. Près de 250 000 en Chine cette semaine seulement. Pendant ce temps, un sommet spécial aux Nations Unies donne de la voix à une éminence de coq : Je me présente aujourd’hui devant vous, représentant de toutes les nations libres de la terre, pour vous implorer de reconnaître qu’un changement important et fondamental s’est produit sur notre planète, qui a transformé l’humanité et l’histoire humaine.
Alternant la brutalité des épisodes de guerre et des passages d’accalmie, Gerry Alanguilan ressuscite des figures de héros, hommes et coqs de combats, assaillants, opposants, peuples belligérants. Un humour truculent – comment apprendre à un coq à taire son cocorico ! – et la finesse des dialogues entre hommes et bêtes filtrent par endroits l’âpreté de certaines scènes.
Dans la position d’un écolier tentant de mémoriser les grandes dates – depuis la guerre jusqu’à la Déclaration d’humanité des Gallus Gallus, en passant par la grippe aviaire –, Jake le coq est en train d’ouvrir un livre d’Histoire, et d’histoires qui le concerne, universelles. À lui, désormais, de prendre la plume.