Magazine Cinéma

Parole de monteuse

Par Mickabenda @judaicine
Shoah_3

En cette veille de Yom Hashoah, nous revenons sur le film majeur de Claude Lanzmann Shoah et plus particulièrement sur sa fabrication.

Nous publions ici le texte de la monteuse Ziva Postec publier deux ans après la sortie du film en salle.

Née à Tel-Aviv, elle travaille et exerce à Paris durant vingt-cinq ans sur des films de Jacques Tati, Alain Resnais, Jean Pierre Melville, Orson Welles

Le couronnement de sa carrière comme monteuse arrivera avec le montage de Shoah de Claude Lanzmann, sur lequel elle travaille presque six ans.

Un an après, elle décide de retourner en Israël.

Montage – Shoah
Paris, 1979-1985
Le Montage du Film ‘Shoah’

J’ai commencé à travailler sur « Shoah » en Septembre 1979 et fini en Mai 1985, date de la sortie du film sur les écrans parisiens. Presque six ans. « Comment as-tu résisté au temps? » – me demandent souvent des amis – « N’avais-tu pas des moments où tu n’en pouvais plus? »…

J’ai craqué plusieurs fois, hurlé, pleuré. J’ai cherché à me séparer du film: Quelque chose de plus fort que ces refus, me poussait en avant. A l’époque j’étais incapable d’expliquer la nature de cette force, je vais le tenter à présent.

Sionistes, mes parents sont arrivés en 1933 en Israël – La Palestine de l’époque – sous mandat Britannique, de la Hongrie pour ma mère, de la Tchécoslovaquie pour mon père.

Dans leurs plus terribles cauchemars, ces gens ne pouvaient imaginer qu’ils ne reverraient plus jamais leurs familles – Ce fut pourtant le cas: parents, sœurs, frères… tous ont été brûlés à Auschwitz.

De ce fait, mon enfance (je suis née après le début de la guerre) a été marquée par un silence presque absolu concernant le passé proche et lointain de mes parents. Pas de récits ni d’histoire.

L’Europe a été comme effacé de leur mémoire. Je me souviens d’eux arpentant comme des fous les ports et les camps d’internement anglais à la recherche des membres de leurs familles parmi les rescapés des camps de la mort qui avaient fui l’Europe et qui étaient parqués là interdits d’accès en Palestine….

Liens interrompus. Déchirure qui n’a jamais pu se cicatriser s’est installée en eux mêlée aux sentiments de culpabilité. J’ai vécu plus de 25 ans à Paris. Ils n’ont jamais pu reprendre le chemin de « retour » même pour me rendre visite…..

Faire le montage de « Shoah » c’était parler pour briser ce silence de mes parents? Leurs donner une voix; c’était dire pour eux, pour moi, pour ma fille. Retrouver notre mémoire, l’assumer avec leur déchirure pour pouvoir aller au-delà sans jamais oublier.

Mon cas n’est pas un cas particulier. Je connais beaucoup de gens de ma génération en Israël dont le passé européen des parents a été balayé pour toujours.

C’est à nous, la deuxième et la troisième génération et les autres à venir de renouer les fils du passé tout en acceptant l’héritage de la blessure. Pour moi c’est un devoir.

Au départ j’étais inconsciente, je me disais: Je vais monter « Shoah » comme n’importe quel film…. Très rapidement je me suis rendu compte que c’était impossible – d’abord à cause de sa longueur: On ne domine pas 350 heures comme on domine 20 ou 30 heures (longueur approximativement nécessaire pour construire un film de deux heures) – ensuite à cause du sujet.

Les visages des juifs meurtris par un passé toujours présent, leurs voix aux récits insoutenables, les polonais plutôt joyeux et les nazis lâches et sans remords, m’ont poursuivie à ne plus dormir pendant les quatre premiers mois de la prise de contact avec le « matériel », (temps normalement nécessaire pour monter un long métrage).

J’avais lu pas mal de choses sur le sujet, surtout l’année qui précédé le début de mon travail, mais voir et entendre, même quand un visage demeure muet, c’est autre chose que de lire.

Au départ du travail avec Lanzmann, je n’étais pas convaincu de son choix quant à la façon de mener les interviews des gens du film – je pense là aux juifs – traquant les petits détails; sa façon de pousser les gens à bout. Je gardais une réserve. Cela me gênait. Enfin j’ai compris l’importance de cette mise à nu. C’était une démarche nécessaire. Elle éclaire les évènements.

Mais à l’époque une détresse d’une violence de lame de fond me déchirait; à ne plus pouvoir regarder, écouter. Il m’est arrivé de me lever au milieu d’une interview, d’appeler « au secours » mes assistantes qui travaillaient dans la pièce à côté. Je leur demandais de regarder avec moi. Je m’accrochais à leurs présences comme si elles avaient le pouvoir de faire fuir ce que j’espérais n’être qu’un mauvais rêve, cependant le fait d’écouter à nouveau avec elles m’apaisait et j’étais prête à passer à l’interview suivant.

Au bout de ce « visionnage » plusieurs questions se sont posées à moi: Serais-je capable de faire face? Aurais-je la force? Et si oui comment faire?… Comment m’organiser, tant sur la façon dont j’allais procéder pour monter ce « monstre » que sur le plan émotif personnel.

Je me trouvais devant quelque chose qui ne ressemblait en rien à un film et malgré mes 25 ans de métier et même plus, il m’a fallu – ce qui est propre à toute œuvre de création – sans cesse me poser de questions, réinventer, aussi bien dans le travail de construction (en collaboration étroite avec Claude Lanzmann) que dans le travail du rythme (qui m’incombe entièrement), pour aboutir au résultat connu.

Peut-être même que ce défi: Faire un film avec un matériel « si peu filmique » m’a permis de tenir toutes ces longues années – il fallais aussi parvenir à maîtriser mes émotions les transformer en sang froid, seule condition pour mener à bien cette entreprise.

Après le visionnage de 350 heures où j’ai répertorié et classé le matériel, écrit des résumés, puis donné à taper et à traduire les textes des interviews, le travail proprement dit du montage pouvait commencer.

Mais nous étions dans l’obscurité totale. Par quoi commencer? Quoi et comment éliminer? Je ne pouvais m’appuyer sur aucun modèle. Il y avait le problème de la quantité – jamais aucun metteur en scène n’avait tourné autant de pellicule sur un même sujet – mais aussi la « non forme ». Lanzmann n’avait pas avancé avec un plan de travail; Nous n’avions pas les « outils » pour transformer ce matériel brut, ces interviews sans fin (entre sept et vingt heures chacun) en un récit.

Le titre « Shoah » a été choisi, nom hébreu, plus juste que le mot « Holocauste ». Shoah veut dire anéantissement, catastrophe… Outre les camps d’extermination, Lanzmann avait tourné des interviews sur presque tous les sujets concernant la Shoah, depuis la montée du nazisme et jusqu’aux ghettos…. Citons pour mémoire:

Madagascar; solution proposée par l’orientaliste allemand du 19eme siècle Paul de la Garde, et récupérée par les nazis: Obtenir de la France la cession de l’île pour la déportation des juifs européens; Le plan Nisko, en Galicie: Autre tentative de déportation organisée par Eicheman en Octobre 1939. Le rôle de la Croix Rouge et le Silence du monde; L’affaire Kastner; L’histoire de Yoël Brand; Les juifs Hongrois; Les émissaires du Yshouv à Istanbul; L’histoire du Rabbin Weissmendel – qui a consacré sa vie au sauvetage des juifs slovaques – Therezeinstadt – « le ghetto modêle »; Murmelstein, chef et seul survivant du Judenrat; Les Einsatzgruppen ect….

Au départ de « Shoah » il n’y avait pas de « scénario ». Les images du films auraient pu s’articuler sur le trame du ghetto. C’était une possibilité, il y en avait d’autres. La difficulté résidait justement entre toutes les constructions possibles… Il nous fallait choisir.

Pour gagner du temps j’ai commencé par monter quelques séquences qui pouvaient se monter séparément, comme: Grabow – le village – Chelmno – l’église – Corfou – la brasserie à Munich… Elles se sont intégrées plus tard dans la construction générale du film sans presque rien avoir à changer dans leur structure interne.

Une année est passée et nous nous retrouvions à nouveau confrontés à ces longues interviews qui nous apparaissaient encore comme impossible à monter.

Lanzmann savait une chose: Il voulait commencer le film par Chelmno, le premier camp d’extermination. Avec cette idée, nous sommes partis – Lanzmann, Corinna Coulmas (une de ses assistantes durant l’enquête et le tournage) et moi à la campagne – Nous avions décidé d’écrire un scénario d’après le matériel filmé…

Je ne saurais probablement jamais le nom de cette campagne. Quand j’y pense c’est le nom de Chelmno qui me revient. C’était une expérience difficile. Je me levais, déjeunais, dînais travaillais et dormais avec la Shoah. Au bout de six semaines, nous avions un scénario d’une durée d’environ quatre heures uniquement sur Chelmno. Alors nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions plus avancer sans vérifier notre travail au montage.

De retour à Paris (je travaillais à St.Cloud – au laboratoire Cinématographique L.T.C.) j’ai commencé le montage d’après notre plan.

De ce quatre heures de « scénario » restent cinq minutes montées dans la durée du film… Le début du film. Aucun metteur en scène ne m’avait fait une confiance aussi totale que lanzmann. Ce travail a été un échange constant, mais il m’appartenais encore d’aider Lanzmann homme de lettres, à s’exprimer au travers d’un autre langage: Celui du cinéma, alors que pour lui le mot détermine tout. Si on observe bien Shoah, on remarque cette tendance.

Quand nous nous trouvions devant un obstacle, un passage difficile il disait: « Le cinéma est un art plat » – cela en référence à l’écrit – Il lui arrivait aussi de s’entêter longtemps sur une image… L’un des exemples les plus importants concerne le début du film. Lanzmann voulais commencer par un gros plan de Srebnik chantant; moi, je suggérais un plan éloigné. Cependant, je ne discutais pas toujours durant l’écriture du scénario, je savais que sur la table de montage je réussirais mieux à le convaincre… J’y ai mis trois semaines!… Pour en revenir à cet exemple, ma conviction profonde était qu’il fallait ouvrir le film par une image paisible, pastorale, qui donnait l’impression d’être en harmonie avec le chant de Serbnik, et les premières voix… (Plus tard viendra le « chœur » des polonais) !

« Il avait treize ans et demi
Il avait une belle voix,
Il chantait d’une façon très belle,
Et on l’entendait »

Montrer d’emblée le visage triste de Srebnik bouleversé par son retour sur les lieux, aurait dévoilé trop vite le drame…

L’ouverture du début me semblait nécessaire pour que les phrases et les images suivantes prennent toute leur force:

« Quand je l’ai réentendu chanter aujourd’hui, mon cœur a battu beaucoup plus fort parce que ce qui s’est passé ici, c’était un meurtre j’ai vraiment revécu ce qui s’est passé ».

On entend les polonais sans les voir. Ils n’osent pas sortir, pas encore. Je me les suis imaginés, cachés derrière les arbres en train de suivre cet homme – enfant avec leurs commentaires comme « avec des jumelles ».

Le mot meurtre, dans le paysage paisible prononcé dans cette image, ça peut être comme une clé, le diapason qui nous a permis plus tard de construire tout le film. Et cette phrase: « …J’ai vraiment revécu ce qui s’est passé » est une clé complémentaire: Le passé au présent, pour les protagonistes, et plus tard, pour les spectateurs du film.

J’avais découvert que cette nature paisible était le seul moyen qui permettrait à l’imagination d’approcher de l’inimaginable à condition d’avoir des images justes – Par images justes, je veux dire: Images dans lesquelles le public puisse croire « reconnaître » les lieux…

Mais comment « reconnaît-on un lieu jamais vu?

Ou plutôt comment impose-t-on à l’imagination du spectateur le récit de ces lieux?…

Dans le cas de Shoah nous y sommes parvenus en réunissant des mots extraits du texte, « choisis », aux « images neutres », celle d’une route, d’une forêt, d’un champs ect…. En créant une concordance, même fragmentaire, d’un élément ou d’un détail avec ce qui est dit dans le texte. A cela juxtaposer les plans d’aujourd’hui créer un rythme… Ce « montage » au sens littéral, pour permettre aux futures spectateurs de pénétrer l’inconcevable.

C’est dans ces champs et forêts, sur ces routes et ces chemins que le plus grand crime contre l’humanité a eu lieu. Ce sont les lieux. Les vrais. Et c’est justement cette nudité de l’image, ce « rien » devenu néant qui rend possible pour l’observateur qui ouvre ses yeux et ses oreilles, d’imaginer l’inimaginable.

J’ai compris rapidement le rôle que ces images de la Pologne allaient jouer dans le film. J’avais demandé à Lanzmann de retourner là bas pour filmer les sites, trains et paysages. Nous en avions trop peu par rapport à l’ampleur qui allait être celle du film. Au début, Lanzmann n’était pas convaincu de cette nécessité – moi, je savais que s’il ne retournait pas, tôt ou tard le montage s’arrêterait. Environ un an et demi plus tard le montage s’est effectivement arrêté.

- »Mais il n’y a rien là bas, que des pierres » – m’a-t-il dite… J’ai répondu alors qu’il fallait filmer le rien, les pierres…

Lanzmann est reparti pour la Pologne (il est revenu la veille du coup d’Etat militaire du Général Jaruslewski)… Avec ces nouvelles images nous pouvions continuer. « La marche de Filip Müller » est un exemple de leur utilisation, de ce que ces images ont permis dans la construction du film.

La marche de Filip Müller: L’image est un travelling depuis le mur d’exécution dans la cour du bloc 11 à Auschwitz – Camp principal jusqu’à l’intérieur du crématoire…

C’est cette image qui dicte au texte sa dynamique. C’est « l’ensemble » qui crée la narration de la scène.

Au cinéma le récit n’est récit que lorsqu’il y a « union » entre l’image et le son (dans le sens le plus vaste et le plus étroit du terme). Il me semble que c’est plus vrai dans Shoah que dans n’importe quel autre film.

Cette image décrit la marche de Filip Müller sans Filip Müller. Nous avons sa voix dépouillée de toute anecdote, (et sans émotion) pour décrire l’essentiel: La rue, la Porte, le bâtiment, la cheminée, l’entrée. Nous marchons avec lui. Le passé et le présent se confondent. Nous y sommes.

Pour créer ces moments de vérité, j’ai fait des collages. Parfois j’allais chercher une phrase, un mot, une heure deux heures plus loin dans l’interview. Malgré sa masse énorme, il y avait comme toujours la nécessité de posséder à fond le matériel, connaissance que j’ai fini par acquérir. Dans le texte original, Müller avait dit: « …m’est apparu soudain un bâtiment »… A l’image on voit le bâtiment et sa cheminée. Je trouvais important qu’il la mentionne et parce que ce que Müller nous raconte dans cette scène, nous le savons, tous, depuis longtemps, il me fallais mettre un accent, pour que ce « savoir » reprenne toute sa force. Nous devions (moi monteuse, et les futurs spectateurs) faire nôtre les mauvaises surprises de Müller, ses interrogations. Pour cela il fallait créer une tension qui accompagnerait la marche de Müller depuis sa cellule et jusqu’au crématoire. Lorsqu’il désigne avec précision les choses qu’il retrouve sur son passage et que nous découvrons avec lui…

Ce mot « cheminée » se trouvait dans une autre partie de l’interview. Je l’ai rajouté aux autres: « Bâtiment plat », ceci pour les raisons que je viens d’indiquer, pour « mettre l’accent ». Il restait à « retrouver le rythme » de la marche de Müller. Je me suis mise « dans la peau du personnage » pour en devenir en quelque sorte « une interprète » utilisant mon « savoir technique » et mon émotion pour faire passer l’angoisse, les craintes et les sentiments (en partie non exprimés) de Filip Müller. J’avais trouvé une sorte de « rythme intérieur » qui m’entraînait et qui plus tard, devait entraîner le spectateur à revivre la scène.

Tout le film a été rythmé de cette manière, excepté les scènes avec les nazis et les polonais que j’ai essayé, d’objectiver en les rythmant d’une façon « extérieure » – c’est-à-dire – sans émotions.

Pour rythmer les séquences, il me fallait un silence absolu. Mes assistantes ne devient plus bouger et si le téléphone sonnait je devais recommencer le tout. « Mes rythmes » étaient interrompus.

Notre découverte de la « Nature paisible témoin éternel et indifférent des évènements » a été un des élément important qui a commandé la forme du récit. A ce moment du travail après la construction théorique du scénario sur Chelmno, et les cinq minutes montées jusqu’au paysan polonais qui parle de l’ironie des allemands, nous n’en étions qu’au début. Il fallait encore trouver le chemin qui allait nous guider dans la suite de ce travail de « montage », de construction.

Nous visionnons encore et encore ce début; essayant d’en comprendre tout le sens…Peu à peu il nous est apparu qu’il était difficile et presque impossible de raconter cette histoire, peut-être parce que chez les protagonistes du film nous apparaissait de plus en plus forte cette difficulté d’en parler…

Nous décidâmes alors d’utiliser cet obstacle – la difficulté de parler – comme un élément du récit.

C’est la raison pour laquelle après le paysan polonais apparaît Mordechaï Podchlebnik qui sourit tout le temps.

- « Qu’est ce qui est mort en lui à Chelmno? »
demande Lanzmann, et Podchlebnik sourit et répond:
- « Tout est mort »
- Pourquoi est-ce qu’il sourit tout le temps?
- Qu’est ce que vous voulez qu’il fasse qu’il pleure?
Une fois on sourit, une fois on pleure et quand on vit,
vaut mieux sourire… »

Et nous passons à Hanna Zaïdel fille de Motké Saïdel, survivant de Vilna qui raconte comment durant des années elle n’arrivait que par bribes à faire raconter l’histoire à son père qui est là, assis à côté d’elle, silencieux.

Nous passons avec lui dans la forêt de Ben Shemen, Israël. Cette forêt lui en rappelle une autre, celle de Ponari près de Vilna – »sauf que là bas il n’y avait pas de pierres et les arbres étaient plus grands et plus larges » – dit-il.

Après Stalingrad, les nazis voulaient effacer les traces de leur extermination et pour cela ils ont organisé partout des commandos de prisonniers juifs dont le rôle était d’ouvrir les fosses communes, sortir les corps des juifs assassinés pour les brûler, pour qu’il ne reste plus aucune trace!…

Zaïdel et son ami Dugin ont été parmi ces prisonniers dans la forêt de Ponari et leur mémoire n’a pas besoin de son « vrai lieu » pour exister. Le cinéma non plus, à condition que l’image et la parole soient « justes ».

Quand Zaïdel dit que les arbres ressemblent à ceux de Ponari – sauf que « là bas » ils étaient plus grands et plus larges – je savais presque avec certitude que l’image suivant devait être justement ces arbres « là bas ». La Pologne.

Nous passons dans la forêt de Sobibor près du camp d’extermination, où Lanzmann et un ancien aiguilleur de trains qui y travaillait à l’époque, se promènent.

L’aiguilleur parle de la chasse à l’homme, du drame, de la beauté et du silence de leurs forêts. Ces dernières paroles viennent sur un beau plan de la forêt prise en plongée panoramique.

La suite du texte:
« Mais je dois vous dire que ce silence ne régnait pas toujours ici. Il y avait une époque ou, là où nous sommes, c’était plein de cris, de coups de feu, d’aboiements……

Cette suite, Lanzmann la voulait aussi sur le plan de la forêt. Moi, je voulais les séparer, pour que la contradiction entre le silence et cris éclate.

Alors je me suis souvenue d’un plan éloigné où Lanzmann et l’aiguilleur quittent le bois pour aller vers le camp…A ce moment le cheminot parlait d’un autre sujet:

L’effacement des traces.
Je me souviens de l’avoir dit et montré à Lanzmann. Nous nous sommes excités tous les deux à cette idée qui apparemment avait commencé à germer inconsciemment en nous avec Zaïdel et Dugin.

C’est cette sortie de la forêt qui nous a fait comprendre que nous devions commencer par la fin – Le néant – les cendres… pour qu’il y ait résurrection. Ainsi la ligne du départ était trouvée et avec elle,le principe de construction « en cercle »…

Premier cercle: « La difficulté de parler » et « l’effacement des traces » (45 minutes de film). Nous le terminions par un coucher de soleil sur la rivière. Le Bug, et Simon Srebnik qui fini de raconter comment ils vidaient les cendres dans l’eau.

« …..ça partait avec l’eau
ça partait avec le flot »

Alors j’ai eu cette idée (que l’ai proposée à Lanzmann) de fermer le cercle avec la voix de Srebnik chantant le chant du début:

« Une petite maison blanche
Reste dans ma mémoire
De cette petite maison blanche
Chaque nuit je rêve… »

Le spectateur ne peut plus rester à présent neutre ou étonné face à ce paysage, cette « nature paisible » porteuse du secret du meurtre. Il devient lui-même porteur, non pas d’un secret; mais d’un savoir. Et le chant du début prend alors un tout autre sens…

La transition se fait sur cette même rivière par la voix de Paula Biren, survivante d’Auschwitz:
« Non je ne suis pas retournée en Pologne
J’ai voulu souvent
Mais qu’est ce que je verrais?
Comment affronter cela? »

Et c’est nous qui retournons (au montage) à sa place. Et c’est « L’absence des juifs ou la mémoire polonaise » – deuxième cercle.

Nous créons le troisième cercle « Le premier choc des juifs » où Abraham Bomba et Richard Glazar nous racontent leurs arrivée au camp d’extermination de Treblinka… Puis le quatrième cercle: « Le premier choc de nazis – le bordel du début et les nazis pionniers et inventeurs! ». Et nous nous arrêtons six mois pour écrire la suite…

Nous avons écrit deux heurs de scénario sur les ghettos et les évènements qui précèdent la guerre. Pas une ligne n’est restée de cette construction. A cette phase du travail, nous nous projetions encore et encore les trois heures montées et qui se terminent par l’historien Raul Hilberg sur l’invention des nazis – « La solution finale ». Je ne l’oublierai jamais –
Lanzmann m’avait demandé très simplement: « Ziva, sur quoi pense-tu que nous faisons le film? »

J’ai répondu sans trop réfléchir:
« Sur la mort »

C’était le tournant. Nous avons compris soudainement vers quoi nous allions. « Le processus de l’anéantissement ». Dès lors, était devenu notre thème central.

Nous abandonnons « plus facilement » à présent le matériel qui ne s’accordait plus avec notre objet principal.
Nous avons mis trois ans avant de sortir de ce tunnel. Mais ce jour là la lumière fût.

Pour moi « Shoah » n’est ni un documentaire, ni un film de fiction, mais plutôt une fiction sur le réel. Une tragédie dont la structure permet aux protagonistes de reconstituer la tragédie vécue dans leur propre chair.

Cela m’obligeait de changer le déroulement de l’interview, comme je l’ai déjà expliqué plus haut, au moment du montage. Je ne pouvais pas prendre un mot pour le mettre tel quel face à l’image. Il fallait surtout éviter ce qui aurait pu n’être qu’une illustration très faible des évènements.

Je ne pouvais que procédé « par intuition ».

Pour chaque séquence je vivais la scène en me mettant, comme je l’avais fait déjà, dans la peau du personnage…Pour toucher à sa vérité profonde, je me trouvais dans l’obligation de « tricher », c’est-à-dire, de ralentir presque toujours son débit de paroles. J’intercalais, en fonction du texte récit et de l’image, des silences – quelquefois entre chaque mot de l’interview. Ce qui nous donne la sensation que ça se passe maintenant, que nous y sommes.

Je n’ai jamais commencé une séquence sans avoir écouté, regardé, des dizaines et des dizaines de fois l’interview.

C’est seulement quand je sentais que je possédais tous les détails que je me permettais de pénétrer à « l’intérieur », de créer par un travail de fourmi, la relation entre l’image, la voix des protagonistes, et les effets comme les cris d’oiseaux ou autres bruits, ou un long silence qui par sa longueur donne l’ampleur de la tragédie.

Nous nous sommes arrêtés sur neuf heures trente simplement parce que nous n’avions plus de forces. Mais le film aurait pu durer aussi bien douze, treize heures….

J’étais à quatre pattes, comme une « prisonnière tenue toute ces années par une discipline de fer, à laquelle on annonce brusquement sa liberté.

Consciente de l’aventure traversée, j’avais l’impression d’éclater en mille morceaux, mais j’avais terminé le marathon.

Il y a dix mois, j’ai décidé à ma grande surprise – je ne pensais pas pouvoir quitter Paris après 25 ans de vie – de retourner vivre en Israël mon pays natal.

Ziva Postec – Paris, Août 1987


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