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Giovanni Raboni, poèmes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

La guerre

J’ai l’âge de mon père – j’ai ses mains,
presque : les doigts surtout, les ongles,
bombés et un peu épais, lunés (mais les miens
sans le marron de la nicotine)
quand, fripé et impeccable, il voyageait
sur des trains mitraillés et des cars,
apportant à nous tranquilles vacanciers
hors d’atteinte et de saison
dans sa belle sacoche légère
les étranges provisions de ces années, fromage fondu, confiture
sans sucre, pain sans levain,
images de la ville obscure, de la ville déchiquetée
si douces, je me souviens, à notre cœur.
Nous regardions ses années avec terreur.
Par en dessous, du bas de ma
condition de cadet, pour ses coronaires
je murmurais parfois une prière.
Maintenant, après si longtemps
qu’il est entré dans le rien et que je lui deviens
jour après jour fraternel, sous peu
frère plus grand, plus sage, je voudrais tant savoir
si mes fils aussi, quelquefois, prient pour moi.
Mais aussitôt, me contredisant, je me dis
que non, qu’il ne manquerait plus que ça, que personne
moins que moi a voyagé entre moi et eux,
que ce que je leur ai donné, quelle nourriture
était-ce ? il n’y avait rien à manger dans mes départs
comme un voleur et mes retours les mains vides…
Une pauvre guerre, plane et lâche,
me dis-je, que la mienne, si pauvre
d’obstination, d’obéissance. Et je prie
qu’ils laissent tomber, que non pour moi
leur vienne l’envie de prier.
.
.
.
Je pensais
poussière, non cendre ; non
brûlé, pensais-je, ni centrifugé ;
poussière : et le devenir
peu à peu, voir peu à peu se perdre
la dureté des os. Et que la terre
ne fût ni peu ni trop,
ni lourde ni légère pour effacer
l’abomination de la fosse.
Et que la terre fût consacrée…
Et que la terre fût consacrée
et partagée, lot
numéroté et introuvable
de l’un des vagues immenses cimetières
qui par le nord, le nord-ouest
assiègent Milan, qui nous sauvent,
barricades de croix,
d’anges mutilés, de l’horreur
de pourrir en privé, dans un jardin.
.
.
.
Après la vie, quoi ? mais de l’autre vie,
bien sûr, inespérée, floue, égale,
tremblement qui n’arrête pas, blessure
qui ne se referme pas ni ne fait mal

– non plus, non autant. Lentement comme
aspirés en arrière par une immense
visionneuse chaque chose recouvrera son nom,
chaque aliment apparaîtra sur la table

où il était, décoloré, sans odeur…
Belle découverte. Il y a un moment que l’esprit
sait que là où est le rôti il n’y a pas de feu
et vice-versa, qu’entre tout et rien

c’est un charitable armistice. Seul le cœur
résiste, s’obstine, pauvre contaminateur
.
.

Ogni tanto succede…

De temps à autre il arrive
de traverser Piazza Fontana.
Comme de nombreuses places de Milan
Piazza Fontana aussi
avec ses quelques plantes maigres
et son périmètre fuyant
comme si désormais aucune géométrie
était ne disons pas praticable
mais même pas concevable,
plutôt qu’une véritable place
est le regret ou le remords d’une place
ou peut-être même (et pas pour tout le monde,
mais seulement pour qui cultive depuis longtemps
plus de pensées de mort que de vie)
rien d’autre que son nom.
.
.
.

UNE SORTE DE TIC

Combien de fois lorsqu’on
me demandait des nouvelles de mon père
ai-je répondu :  » ça ne va pas mal « . Il était pourtant
mort depuis des jours, voire des mois ! Certes, c’est plutôt
dur à comprendre – ou c’est comme
un autre qui se rappelle : tu caches
aux amis un malade, tu l’entends derrière le mur se traîner
seul vers les cabinets,
cela pouvait se produire, tu l’as empêché par tes
louches prières. Ou peut-être était-ce
une sorte de tic, un signe de névrose…
.
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Autoportrait de Giovanni Raboni

D’autre poèmes de Giovanni Raboni ici et
.ici

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