Qui peut, à l’heure où le mariage est considéré par beaucoup comme un engagement à hauts risques voire ringard, oser écrire quelques 700 pages sur ce thème ? Geffrey Eugenides s’est laissé tenter par le défi pour notre plus grand plaisir.
Soit trois personnages qui dans les années 1980 étudient dans une université (Brown) de l’Est des Etats-Unis.
Madeleine est une jeune fille de bonne famille, un peu étouffée par son milieu bourgeois trop bienveillant et protecteur. L’université est donc pour elle le lieu de l’émancipation. Elle prépare une thèse sur « J. Austen, G. Eliot et la question du mariage ». Idéaliste, elle rêve de l’Amour et d’expérience(s) sexuelle(s), découvre les « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes qui l’accompagnent dans son quotidien et s’avèreront un outil de consolation dans ses moments de déception amoureuse.
Léonard, issu d’un milieu social nettement plus défavorisé, est un esprit scientifique s’intéressant à la biologie. Ses parents, divorcés, entretiennent avec lui des rapports distendus, voire inexistants (son père vit en Europe). C’est un être séduisant, celui qui d'emblée dans un groupe capte l’intérêt et les regards par son humour de dérision, son charme naturel , son aisance verbale. Au fil du temps, pourtant relativement court de la narration (un an environ), son côté maniaco-dépressif s’affirme altérant ses relations avec son entourage et mettant en relief les troubles de sa personnalité.
Mitchell, après avoir étudié la littérature, bifurque vers la théologie, encouragé par un professeur séduit par la pertinence de ses analyses. Bien que pourvu de belles qualités, il manque pourtant de confiance en lui. Un moment, tenté par la spiritualité, il cherchera en Inde une réponse à ses questionnements existentiels en même temps qu’un apaisement à ses problèmes de cœur.
Ces trois personnages, brillants d’intelligence, attachants, forment un triangle amoureux à la géométrie mouvante : Madeleine éprouve pour Léonard un amour absolu auquel Léonard, trop instable, ne répond qu’imparfaitement. Mitchell aime résolument Madeleine qui ne lui retourne qu’une amitié sincère. A l’intérieur de ce triangle circule tout un « faisceau » de sentiments, d’espoirs, de désirs, de tourments, d’attente qui s’expriment avec plus ou moins d’intensité selon les personnages et le moment ; mais pour chacun il s’agit toujours de trouver une réponse à ses aspirations profondes et leur donner une existence concrète.
C’est un roman d’apprentissage d’une grande richesse qui nous parle bien sûr du sentiment amoureux, de la difficulté d’aimer et d’être aimé, des illusions entretenues par les rêves de jeunesse un peu trop romanesques qui se délitent lorsqu’ils se frottent à une réalité forcément plus coriace. Les trois personnages au terme de cette année auront fait l’expérience que l’idée de l’Amour n’est pas l’amour et fait un grand pas en comprenant que l’entrée dans le monde adulte exige que l’on abandonne une partie de ses rêves.
Le regard du lecteur se déplace continuellement, passant de l’un à l’autre des personnages, le faisant entrer dans leur intimité et leur psychologie.. Très fouillées, les personnalités sont parfaitement incarnées, vivantes.
C’est aussi un roman passionnant sur l’atmosphère des universités américaines de cette époque-là, de leurs méthodes d’enseignement déjà largement basées sur le dialogue, la discussion, le maniement des concepts. Ces jeunes à la curiosité intellectuelle inépuisable, trouvent dans la pensée de la « French Theory » (Deleuze, Derrida, Foucault, Barthes…) des arguments pour soutenir et orienter leur naissante contestation d’un monde, celui de leurs parents, dont ils veulent s’éloigner sans savoir exactement par quoi le remplacer.
L’écriture est d’une telle fluidité que la lecture de ce gros volume ne lasse jamais, est toujours stimulante. On suit avec grand intérêt ces trois personnages vite familiers dont on partage par empathie les atermoiements, les hésitations, les questionnements, qui sont propres à cet âge de transition.
Un livre captivant qui entretient à chaque page le plaisir de la lecture et re-pose l’éternelle question de l’Amour comme on le pense ou l’espère et comment il se vit. Tout cela au travers de personnages finement « travaillés » et d’un contexte très réaliste.
Annie du B.