Big Issues Printed Small opus n°3
Il n’y a rien de pire que ces musiques que l’on entend sans vraiment les écouter. Un bon disque arrive à vous attraper par le bras et à vous dire « hé, pose-toi, écoute-moi, tu ne le regretteras pas ». Ces albums-là, s’ils étaient légions il y a quarante ans, se font aujourd’hui plus rares. C’est peut-être que la masse produite a étouffé les velléités créatives de ces œuvres écrites, au sens propre du terme, avec honnêteté et intelligence. Mais les chansons qu’elles renferment ont cette faculté, mieux, ce don d’être têtues, d’insister, de mettre le pied dans la porte et quand celle-ci s’ouvre pleinement, elles entrent alors chez nous pour ne plus jamais en ressortir. Des mélodies qui habitent donc. Leur deuxième mérite tient dans le pouvoir de séduction qu’elles entretiennent avec l’auditeur. Ce dernier ne peut s’empêcher d’appuyer sur la touche play une fois le disque terminé. C’est plus fort que tout, les titres ont été ainsi pensés. Leur fonction, leur but dans la vie, la nôtre, passer et repasser, imprimer les esprits, se transformer en souvenir – d’autant qu’elles arrivent alors à s’accrocher à un moment vécu, un instant de chair et de sang. Enfin, ces chansons à part se distinguent des autres par leur évidence, qu’elles soient d’ailleurs courtes et directes ou longues et complexes. Réalité habilement résumée dans ce titre Big Issues Print Small, dernier album de l’élégant suédois Peter von Poehl. De grandes problématiques imprimées en petit. Et si le titre résumait surtout la philosophie qui a présidé à leur création ? Loin des chansons pop qu’il avait l’habitude d’écrire avec une déconcertante facilité, Peter von Poehl nous revient longtemps après, fort des fameux vers de Nicolas Boileau – « Hâtez-vous lentement… » – avec un album plus concis que les précédents et qui pourtant dévoile, tel un éventail échappé de la cours de Versailles, des trésors plus subtils qu’il n’y paraît. Car le secret de cet album, le troisième donc, réside ailleurs. Ce qui fascine ce n’est pas tant les chansons et leurs refrains – rassurez-vous il y en a ! – mais bien les mille et une trouvailles qui parsèment l’œuvre. En miniaturiste accompli, Peter von Poehl a réussi à réconcilier la pop enfantine et la musique symphonique adulte. Cette tentative avait été esquissée avec le premier album des Moody Blues, Days Of Future Passed. Ambition réelle bien que partielle, les chansons du quintet de Birmingham étant liées entre elles par des intermèdes néo-classiques flirtant parfois avec la comédie musicale. Mieux, le suédois a poussé la logique plus loin en perpétuant la tradition des grands compositeurs classiques. Ainsi, son album ne s’écoute pas d’un bloc, encore moins de façon indifférenciée. L’auditeur se plaira à le décortiquer avec minutie cherchant ça et là ce qui manque parfois aux œuvres pop rituelles et qui n’est pas seulement un effet, un arrangement, un choix de production. Il ne s’agit pas plus d’un académisme, d’un exercice de style. Peter von Poehl a d’une certaine manière composé ses morceaux – il faut peser la force du terme – comme l’auraient fait, et sans tomber dans la comparaison cajoleuse, les grandes figures musicales des XIXème et XXème siècles, Wagner – pour les crescendos décrescendos –, Debussy et dans une moindre mesure Algernon Ashton. Quelques thèmes sont révélateurs de cette ambition nouvelle. To The Golden Rose d’abord. Quelle délicatesse dans ces trois minutes et cinquante cinq secondes ! La moindre parcelle de temps semble peuplée de motifs, de lignes, de tintements et il faudrait des heures et des heures d’écoutes pour en résumer le propos, pour mémoriser, dompter la chose ! Au casque, l’impression est décuplée. Avec l’ensemble hi-fi adéquat, les sentiments se bousculent : on est littéralement pris dans ces émotions multiples que charrient des opéras tels le Freischütz de Weber. On a parlé d’orchestration lo-fi, rappelons quand même que ces œuvres passées étaient enregistrées live, sans retouche. Pas de re-re à l’horizon. Peter von Poehl dispose pourtant de ces libertés de studio qui rompent parfois la spontanéité et donc la magie de l’instant. Sans doute n’en a-t-il pas trop abusé. Pen Friend possède cette même force tranquille, quant à Twelve Twenty One, sa progression constante, légèrement accélérée, emprunte ainsi à la forme du boléro. 28 Paradise débute en symphonie pour se muer en chanson sans se délester du faste dépouillé qui transforme le métal froid en or. Bien sûr, cet opus – expression totale – contient ce qu’il faut de pop songs studieuses, Lover’s Leap, Pious Man, The Archaelogist, Big Issues Printed Small ou encore Orders and Degrees et son clavier hululant comme le Gizmo de Joe Dante. Mais il prend toute sa dimension dans ces passages, mouvements et autres architectures harmoniques. Pour finir, on serait tenté de rajouter un « s » à 28 Paradise. Car dans chacune de ces dix compositions il existe nombre de paradis, de contrées inexplorées à défricher. Pour cela, il ne vous reste plus qu’une issue possible. Y demeurer en vous hâtant… Mais lentement.