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[note de lecture] "Celui des "lames"" d'Anne-Marie Albiach, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 
AlbiachUne périphrase, des guillemets : le titre de cet ultime poème d’Anne-Marie Albiach  — une « lame » est aussi une pierre tombale — pointe un être sans nom qui découpe la mémoire de la langue, celle du corps, un fantôme ultra charnel qui résiste au temps et qu’aucun présent ne peut effacer ni strier. Un père qui se découpe sur la mémoire d’une fille : qui l’empiète et la manipule, l’occupe par son affront inacceptable. Un ancêtre qui scinde la famille et compromet la succession des générations. Seuls les « embruns » sont dans un second temps qualifiés de « maternels » : mère-poussière absente, cachée, refoulée, mais certainement pas oubliée. Un homme en coupe : une silhouette ombrée inquiète la scène du poème, la fragilise, tout en la rendant plus que jamais nécessaire. Quelques mots pour tenir (jusqu’à) la fin, cet achèvement provisoire qui met au monde un second épilogue. Père machiniste et grand ordonnateur : le metteur en scène tyrannique éprouve son actrice principale comme on démonte une poupée, expérimentant l’horreur au cœur de l’intime, produisant de la stupeur, modulant des séquences fixes et insistantes. L’une d’elle, par exemple, consiste en une déprise : abandonner sa voix, ce flux de l’âme qui construit le sens et la respiration, l’alternance du plein et du vide. « il épiait sa voix — la nuit tombe — il respire lentement/et lui ordonne de s’en séparer — injonction ». 
Il n’y a plus de corps privé. « Elle » est donc privée de corps sans être absolument interdite de voix. Tenter de respirer, arracher au silence d’autres prises de contacts, éprouver des coïncidences, ouvrir la morale, créer des créatures, poursuivre la création. Se souvenir pour écrire, reconstituer la discontinuité des gestes par la saisie d’écarts dans la langue. Scènes extraites de la mémoire du corps, extraits presque silencieux qui rompent cependant le vide en le traversant jusqu’à une « Fin » qui se dédoublera en contre-fin.  
L’écriture tranchée et tranchante est donc à l’image d’un titre qui refuse les larmes au profit d’une arme : des suspensions d’énoncés hors phrases inventent la nécessité du souffle par-delà la suffocation, un programme respiratoire et une démesure vibratoire, ceux d’un corps expirant qui compose avec le sens de la survie. Les vers cristallisent un événement, le dupliquent, le disposent dans le temps dilaté de la mémoire, sur l’espace resserré de la page qui lui, contient, retient, sécurise. « Elle » sait un peu plus quand ça commence et quand ça peut finir à partir du moment où les lettres s’en saisissent. Une écriture qui dit donc la multiplicité interne des affects, des peurs et des douleurs intériorisées, des plaisirs coupables et interdits jamais oubliés. Cette écriture, dans sa solitude impartageable — le poème ne deviendra jamais dialogue, fût-il désespéré — entend des voix et se rappelle à la voix — cet Autre qui incarne la menace intrusive, la violation des limites par l’étreinte. « Elle » (l’écriture depuis la petite fille qu’elle n’est plus) lamine tout pathétique, articulant les faits du passé depuis un présent lui-même trouble, conduisant le lointain nocturne au proche toujours privé de lumières, même si les liens cause-effet ne sont jamais figés et toujours susceptibles d’une autre lecture, d’une mise en page renouvelée.  
« Fin » n’est pas la fin. Le mot apparaît pour un terme qui n’en est pas un : doté d’une majuscule, il n’est suivi d’aucun point. On parle de fin de vie mais il n’y a pas de fin du poème tant que le poète dit la reprise : l’après-fin, c’est-à-dire le devenir d’une femme piégée mais non soumise, fébrile, vibrante, dont le souffle a trouvé, enfin, un lieu pour rayonner et circonscrire le Réel. Un entêtement à vivre grâce au dire sans attendre de pardon, sans exiger d’oubli, sans espérer une quelconque renaissance. 
Survivances des images passées, persistance des demandes, impuissance des refus, expérience intégrale : le poème envisage la narration d’un abîme, le tragique originel, une rencontre des corps assortie d’un viol des esprits, le progrès d’un mal qui continue de faire son chemin, de ronger le présent et de menacer la santé. Ce qui a eu lieu ne se compte pas, ne se juge pas, et ne supporte aucune modalité, aucune hésitation, aucun compromis, ni dans sa restitution ni dans sa répétition. Ce qui a eu lieu est l’objet d’une synthèse mentale qui se heurte à la seule mesure qui soit : celle de cet excès qui fonde une poétique, et trace les circonstances d’une vie en prise au Réel. Violence interruptive face à laquelle le sujet est rejeté à son propre vide qu’il habite d’une voix soufflée toujours plus singulière : celle des larmes tues.  
 
[Anne Malaprade] 
Anne-Marie Albiach, Celui des « lames », Éric Pesty éditeur, 2013,  9€ 


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