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La Belle endormie

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

La Belle endormie

Marco Bellocchio est un cinéaste que l’on attend souvent avec une petite impatience. En effet, ses sujets, sa profondeur, son engagement ont su faire merveille auprès de spectateurs avides d’objets puissants. Cette nouvelle production, La Belle endormie, va essayer de continuer cette tradition cinématographique basée sur la qualité et l’exigence.

Le réalisateur italien n’aime pas s’attaquer à des sujets faciles. Après Benito Mussolini ou les Brigades rouges que l’on pouvait croiser dans des livraisons toutes récentes, voici qu’il prend pour point de départ à son nouvel exercice un fait divers célèbre en Italie. La-dite célébrité ne s’accompagne plus d’historicité mais d’une importance sociale avec cette division de la société comme rarement l’Italie en a connu récemment et qui a fait acte : la situation d’une femme dans le coma depuis 17 ans dont on se demande si l’on doit la « débrancher » ou la maintenir en vie. La pente pourrait être dangereuse, le sujet étant éminemment casse-gueule. Il y la tentation, évidente, de tomber dans le pathos dégoulinant de la reconstitution ou celle, toute aussi manifeste, de faire le donneur de leçon sur les personnes impliquées. A vouloir répandre son avis contre vents et marées, le cinéaste pourrait se faire insulter, traiter d’irresponsable, d’irrespectueux ou d’inhumain. A l’inverse, des réactions couvrant un supposé caractère réactionnaire ne serait pas à exclure. En un mot, il pourrait exacerber les passions à son égard. Heureusement, il n’a pas besoin de cela, ni son film d’ailleurs, le canevas se suffit à lui-même. Marco Bellocchio est bien trop intelligent pour tomber dans ce piège. Il ne va donc pas prendre partie et va préférer laisser le fait divers venir à lui et à ses personnages plutôt que d’aller le chercher et le prendre par la main. Il ne faut pas voir dans cette position un manque de courage, une forme de lâcheté ou un déni sociétal. Courageux, Marco Bellocchio l’est déjà suffisamment dans le seul fait qu’il prenne une thématique pareille si récente – les plaies sont encore vives. C’est donc un véritable réflexe de cinéaste et de cinéma qu’il nous ait donné à voir avec La Belle endormie. Surtout, cette situation va lui permettre d’aller là où l’intérêt réside, c’est-à-dire au cœur de la société italienne, pour mieux la sonder, la creuser, la radiographier. Pour aller dans cette direction, il va se servir d’un motif essentiel, celui de la division. C’est ici que le réalisateur va donner son avis sur la question. Il se rend ainsi compte que le peuple italien est cruellement divisé, en lutte constante, tiraillé de tous les côtés et que son pays n’est, décidément, pas dans une forme olympique.

La première division se révèle être verticale. Que ce soit dans les plus hautes sphères de l’Etat ou dans la vie de tous les jours, tout le monde se sent concerné par la trajectoire de cette femme. Les raisons sont, bien entendu, différentes les unes des autres et nous plongerons puissamment dans les tenants et les aboutissants du fait divers sur cette population multiple. Le débat n’est pas seulement politico-politicien tout comme il ne reste pas dans les couloirs d’une rue populaire. La discussion cristallise les passions, le constat est indéniable. Bien entendu, et il faut faire attention à la terminologie, il ne faut pas prendre le terme « populaire » au sens presque néo-réaliste du terme mais dans une lecture qui exclut l’élite décisionnaire. D’ailleurs, il faut voir que les seuls instants réellement proches du peuple sont, sans doute, les moins passionnants. Cette relation entre un médecin et une droguée aurait pu faire un beau sujet de film, il n’y a aucun doute. Néanmoins, ici, elle n’apporte globalement rien si ce n’est de conclure sur une célébration de la vie. Le spectateur a connu plus subtil. Il faut donc se tourner vers cette famille bourgeoise pour trouver un lien réel avec le matériau d’origine. Marco Bellocchio est, de suite, plus à l’aise tant on sent qu’il a un propos, une émotion, une image à faire passer. A ce niveau, l’aspect populaire n’est donc pas, dans sa globalité, le plus passionnant même s’il reste traité avec beaucoup de compréhension lors de certaines séquences. Heureusement, il y a une certaine science du rythme qui maintient le bateau à flot et qui permet de ne pas décrocher. L’une des grandes forces de cette Belle endormie réside, finalement, dans l’aspect politique. Le réalisateur se délecte de plonger dans les moindres recoins de cette Assemblée où les députés ne savent plus trop quoi faire. Les dialogues, explicites, et la mise en image, oscillant entre solitude d’un bureau (la préparation au discours, forte) et portrait de groupe (sublime séquence de prise de photographies du parti avec des images télévisuelles en arrière plan qui font se confondre de multiples enjeux), rendent parfaitement compte de la complexité du statut de l’homme d’Etat. Faut-il obéir aux directives du parti ? Faut-il suivre sa conscience ? Faut-il continuer ? Faut-il abandonner ? Le réalisateur fait se poser des questions essentiels à ces personnages dépassées par la situation et par leur propre condition. Les réponses ne sont pas évidentes et le cinéaste se défend bien de les rendre actées. C’est une bonne chose. De cette manière, les protagonistes peuvent respirer et rendre compte d’une belle complexité.

La seconde division est horizontale. Elle se situe à un même niveau avec cette convocation des différents membres d’une même cellule. Et, ici c’est la famille qui prend un sacré coup. La communication n’est pas loin d’être toujours absente malgré un amour indéfectible porté par tout un chacun. Que ce soit de visu ou via les moyens technologiques, jamais les personnages n’ont semblé être aussi éloignés les uns des autres. Un père, sa fille ; un frère, son frère ; une femme, son mari et son fils. Cette cellule pourtant si privée, si fermée, si resserrée devrait pouvoir permettre un dialogue de tous les instants. Or, tout n’est pas si facile. Bien entendu, des contacts existent mais ils sont souvent faussés par des fantasmes, des souvenirs, des comportements. La simplicité n’est pas facile à apprivoiser et un point de vue n’est, parfois, pas suffisant. Chaque condition est trop forte et lourde pour que les relations puissent aboutir. Le spectateur se rend alors compte de la complexité d’un événement qui dépasse le statut de fait divers. Il est une matrice, un révélateur des difficultés rencontrées au sein d’une structure essentielle. Il faut voir de quelle manière la fille remballe les appels d’un père meurtri, elle dont la principale occupation est de vivre une amourette et qui s’exclut de son combat initial. Il faut, également, voir cette ancienne actrice campée par une Isabelle Huppert qui, décidément, choisit à la perfection ses films, voulant être coûte que coûte près de sa fille tout en regrettant sa vie de célébrité passée. Le passage devant le miroir, l’adresse très Nouvelle Vague faite directement au spectateur interpellent son narcissisme. Ces moments sont d’une force qu’il est difficile d’égaler. Pire, cette attitude rend son mariage impossible. Le mari et le fils ne la comprennent plus. Les douleurs, les méchancetés, les petits règlements de compte peuvent alors tranquillement ressurgir. Il faut, enfin, voir ce jeune couple en construction qui ne se dit pas les choses concernant respectivement le rapport à la religion et à la fratrie. Avec la multiplicité des personnages, Marco Bellocchio souhaite vérifier de multiples strates de la société. De là à dire qu’il veut teinter son film d’un universalisme social, il n’y a qu’un pas qui peut être franchi car les divisions finissent pas s’estomper. Tout le monde est dans le même bain.

Au delà de son scénario, la mise en scène joue constamment sur une notion d’égalité. Le côté universel est donc étayé. Sa caméra se situe, surtout, au même niveau que les protagonistes. Jamais elle ne va les prendre de haut. Une telle démarche formelle anéantirait le projet du cinéaste. En effet, cela permettrait au réalisateur d’exprimer un point de vue sur le sujet initial – ce qu’il ne veut pas. De plus, il pourrait se rendre coupable de condescendance voire même de mépris en donnant un jugement hâtif. « Je suis un artiste, j’ai tout compris et vous êtes des citoyens lambdas. » Voici bien une sentence que Marco Bellocchio se refuse d’énoncer. Il a bien trop de respect pour ses personnages, et pour les italiens par la même occasion, pour se permettre une telle attitude. S’il existe quelques entorses ici ou là, notamment avec Isabelle Huppert donc, il reste fidèle à sa ligne directrice formelle. La représentation va, en conséquence, constamment rester dans la compréhension même si cette dernière n’exclut pas un constat dramatique. La colorimétrie générale du métrage viendra nous assurer, de même que l’utilisation de la musique, de ce trouble. La Belle endormie ne respire pas la lumière éclatante, celle de la journée, de la toute puissance astrale, de la vitalité. Le soleil, mais quel soleil ? se demande le cinéaste, la société est en train de se désagréger, il est bien inutile de proposer un quelconque rayonnement. Cela pourrait être sa réponse. Les teintes sont, par conséquent, davantage feutrées, noires quand ce ne sont pas les décors extérieurs qui concrétisent le discours. Les rues sont grises, prises au petit matin, en soirée et / ou sous la pluie. Ainsi, le réalisateur joue avec les conditions climatiques pour montrer la lourdeur du poids qui pèse sur l’Italie. Chose importante, ces partis-pris ne gênent pas. C’est un réel tour de force de la part du cinéaste. Marco Bellocchio n’a pas envie de jouer une surenchère qui aurait pu rendre le métrage boursouflé. C’est pourquoi les extérieurs restent très peu utilisés. Le film est déjà sombre dans son écriture, inutile de rajouter une énorme et manifeste couche supplémentaire. Cela aurait pu, clairement, être le cas. Certains pourront trouver qu’il est en fait trop dans la noirceur tant les prises de respiration sont rares. Néanmoins, il se dégage un côté presque mystique à l’ensemble qui rend la noirceur assez subtile. Un espèce d’équilibre se crée. Parallèlement, le travail sur le son se révèle assez fin avec ses entrées et sorties de musique qui englobe parfaitement l’image. Le tout rend cette Belle endormie presque baroque. Une réelle identité se dégage, indéniablement. Le métrage est cohérent. Le propos peut, ainsi, pleinement exister.

Marco Bellocchio a réussi un grand film sur la société italienne. Il se pose comme un digne héritier des plus grands maitres du cinéma de la Botte où forme et fond questionnaient une société généralement meurtrie. Comme eux, il offre une démarche amère mais lucide. A ce niveau, le réalisateur va compter, c’est sûr. Profitons-en !


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