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Nécessaires inégalités, impossible justice au travail

Par Labreche @labrecheblog

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La reparution de l'impressionnante étude de François Dubet sur les inégalités au travail, Injustices, rappelle avec un poids renforcé par la crise combien sont aigus le mal-être et les souffrances des salariés.

Une somme humaine

Un tel ouvrage n'aurait pu être le travail d'un homme seul, et François Dubet, spécialiste du concept d'égalité et de ses applications divergentes (Les places et les chances, 2006) le cosigne avec quatres co-auteurs, et reconnaît en introduction l'apport de nombreux enseignants et étudiants à sa rédaction. Car si Injustices impressionne, c'est avant tout comme somme sociologique. Plus de trois cents personnes interrogées, un protocole étendu sur près de trois ans : l'ouvrage est le fruit d'un travail de recherche profond. Et les premiers chapitres, parce qu'ils nous confrontent à l'expérience individuelle du travail et de ses injustices, frappe de vérité, d'humanité.

À partir de trois principes de justice dégagés par l'auteur (l'égalité, le mérite et l'autonomie), le tableau dressé n'est pas seulement statistique, il rend aussi compte d'une expérience intime de l'injustice. L'humiliation, la honte, la résignation, la rage qui sont avouées par des témoins-victimes. La violence des mots, leur récurrence à travers des témoignages dissemblables, frappe. Le sentiment d'être « traité comme un chien », de devoir faire le « sale boulot ». Le poids psychologique, aussi, le fatalisme de certains, l'abandon à la « grande loterie » du hasard, le dédain face à la nature humaine fondamentalement injuste. Et, à travers certains témoignages, frappants d'humilité, des « personnages [...] proches de Charlot et de Gaston Lagaffe, [...] un peu lunaires, traversant le monde du travail tout en restant étrangers, flottants, labiles, indifférents et comme préservés d'un environnement qui pourrait les détruire en les faisant entrer dans le moule ».


Une justice impossible ?

Le problème est, au fond, inhérent à la nature même du travail salarié, du monde de l'entreprise, c'est à dire d'une organisation de l'inégalité, plus aiguisée encore en période de crise économique et de tension sur le marché de l'emploi. De fait, les trois principes de justice au travail fondent autant les critiques des inégalités que certaines inégalités elles-mêmes, considérées comme justes, dans une coexistence paradoxale, souvent constatée chez l'individu même. Celui-ci, en fonction de son système de valeurs (en insistant plutôt sur l'égalité, de « gauche », ou sur le mérite, de « droite ») et de sa propre position, dénoncera certaines inégalités au travail selon l'ancienneté par exemple, tout en justifiant d'autres, comme selon le diplôme.

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C'est au fond l'interprétation morale de l'inégalité qui selon l'individu et le contexte pourra la justifier ou la rendre inacceptable, ce qui rend si difficile à appréhender et à fixer le concept même d'injustice au travail. Et toute morale n'est pas rationnelle, comme viennent le montrer les conceptions consensuelles de la place des victimes, de leur faute supposée, de leur responsabilité sur leur destin, quand ne pointent pas l'ombre des classes dangereuses de Louis Chevalier.

L'analyse des injustices et leur réparation est d'autant plus ardue que les trois principes définis apparaissent finalement incompatibles, comme un triangle d'incompatibilité dont le centre de gravité se déplacerait au gré de l'organisation du travail. L'organisation tayloriste atteint le principe d'autonomie, quand une individualisation poussée atteint le principe d'égalité, cependant que l'organisation bureaucratique semble inconciliable avec le mérite. La seule issue est donc relative, pensée « en termes d'ajustements locaux entre des principes contradictoires », le véritable mal étant celui des « modes de management monomaniaques » qui rompent l'équilibre (p. 465). Et c'est peut-être la seule limite d'Injustices que de ne dessiner d'autre issue qu'un moindre mal, un équilibre meilleur mais fragile, trop fragile sans doute lorsque la tension d'un monde du travail, ici déjà dépeinte en période de relative prospérité, se trouve décuplée une décennie plus tard sous l'influence de la plus grave crise économique moderne. Injustices traduit aussi une résignation. Il n'est point de justice dans le salariat. Ne reste plus qu'à s'y résigner, ou à le contester.

François Dubet
Injustices. L'expérience des inégalités au travail
Points Essais, février 2013, 490 p. (1re édition : Seuil, 2006)

Crédits iconographiques : 1. Couverture © Gianpaolo Pagni/Points | 2. Extrait du livre La démocratie, parlons-en © 1979 Plantu


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