Edwaert Collier (Breda, c.1640-Londres ou Leyde, c.1707/10),
Nature morte aux Emblèmes de Wither, 1696
Huile sur toile, 83,8 x 107,9 cm, Londres, Tate Gallery
Souvenez-vous, c'était au printemps 2011. Un jeune ensemble au nom prédestiné, Vox Luminis, nous offrait son troisième disque et bouleversait, par la même occasion, la discographie pourtant relevée des Musicalische Exequien de Schütz. Après une pluie de récompenses internationales bien méritées, on avait hâte de retrouver Lionel Meunier et ses compagnons dans un nouveau projet ; il nous arrive aujourd'hui avec une réalisation qui apparaît comme une prolongation naturelle du précédent, puisqu'il s'agit d'une anthologie de musiques anglaises regroupées sous le titre d'English royal funeral music.
Le 28 décembre 1694, peu après minuit, la reine Mary II d'Angleterre mourut de la variole à Kensington Palace. La souveraine, qui avait administré les affaires du royaume avec beaucoup de fermeté et de pragmatisme lors des fréquentes absences de son époux, le roi William III, fut enterrée en l'abbaye de Westminster un peu plus de trois mois plus tard, le 5 mars 1695, lors d'une grandiose cérémonie réclamée par le peuple qui l'appréciait beaucoup, alors que le premier mouvement des institutions avait été d'organiser son enterrement de façon plus discrète. On a longtemps cru, sur la foi des odes composées annuellement par Henry Purcell pour l'anniversaire de Mary, que ce dernier était également l'auteur de la musique qui accompagna ses funérailles et cette certitude a engendré une foule d'enregistrements, dont certains fameux comme celui, aujourd'hui historique, de John Eliot Gardiner (Erato, 1977) ou celle, très scrupuleuse du point de vue des sources, de Robert King (Hyperion, 1994). Les recherches les plus récentes ont néanmoins démontré que les pièces qui furent jouées à cette occasion sont celles composées par Thomas Morley, vraisemblablement en vue de la cérémonie funèbre d’Élisabeth Ière qui lui survécut un peu plus de six mois. L'apport de Purcell se limita à compléter, en se coulant dans leur style assez archaïque, les Funeral sentences de son prédécesseur dont le Thou knowest, Lord était manquant et à écrire deux pages instrumentales, The Queen funeral march et une Canzona (Z.860) qui font intervenir un quatuor d'instruments récemment introduits en Angleterre par le compositeur morave Gottfried Finger (c.1660-1730) à l'occasion des célébrations de la Sainte Cécile de 1691, des trompettes munies de coulisses nommées flatt trumpets (que l'on entend dans cet enregistrement comme dans celui, cité plus haut, de King). Comprenant également deux Queen's Farewell composés pour la circonstance par James Paisible et Thomas Tollett, ce service funèbre qui, tel qu'on peut le reconstituer aujourd'hui, dure une petite vingtaine de minutes, est d'un style tout en retenue, pauvre en effets dramatiques en dehors de quelques dissonances occasionnelles, dont la solennité et la ferveur demeurent néanmoins touchantes.
Pour compléter le programme de son disque, Vox Luminis a choisi un certain nombre de pièces connues ou plus confidentielles qui donnent une idée de la richesse du répertoire funèbre – au sens large, certains morceaux participant au genre du Tombeau – développé en Grande-Bretagne au XVIIe siècle. Les Tombeaux sont au nombre de trois, Death hath deprived me écrit en mémoire de Thomas Morley par son ami Thomas Weelkes qui atteste de la pénétration des exigences expressives du madrigal italien outre Manche, le frémissant O dive custos aux lignes vocales nettement italianisantes de Purcell pour deux voix aiguës en hommage à la reine Mary, et la mélancolie désolée de la Sad pavan for these distracted times signée par Thomas Tomkins le 14 février 1649, quinze jours après la décapitation du roi Charles Ier. De ce dernier compositeur ont été également retenues les Burial sentences, un arrangement pour voix d'hommes de certaines parties des canoniques Funeral sentences ; leur destination demeure inconnue, mais elles font délibérément le choix d'une extrême sobriété des moyens et d'une concentration qui renforcent leur caractère de prière fervente. Presque à l'opposé se situent les pages de Purcell, parfaites illustrations d'une manière nouvelle qui prend ses distances, tout en n'oubliant pas de démontrer ponctuellement une connaissance et une maîtrise incontestable de ses techniques, avec la tradition polyphonique des maîtres de la Renaissance et vise à une expressivité toujours plus vive. Les relativement brefs Hear my prayer, O Lord, probablement la première partie d'une œuvre plus longue demeurée inachevée, et Remember not, Lord, our offences apportent la preuve de la capacité de l'Orpheus Britannicus à tirer le meilleur parti de structures mélodiques simples et son audace harmonique, mais son inventivité éclate pleinement dans les Funeral Sentences qu'il composa dans les années 1680-82 en trois sections contrastantes, la première, Man that is born of a woman, économe et d'une texture assez resserrée, préparant le feu sombre d'In the midst of life, avec ses lignes vocales flottantes illustrant le caractère transitoire de la vie humaine et ses chromatismes implacables, lequel fait place à l'imploration finale de Thou knowest, Lord, the secrets of our hearts, douloureuse au départ et gagnant en confiance à mesure qu'elle se déploie, qui achève cette via lachrymarum dans une atmosphère de douce résignation baignée de sérénité diffuse.
Après la réussite des Musicalische Exequien, on attendait la nouvelle réalisation de Vox Luminis avec impatience. Sans renouveler complètement le miracle de son prédécesseur, ce nouvel enregistrement se place une nouvelle fois à un niveau d'inspiration et de finition remarquable qui confirme l'excellence du travail de fond poursuivi par l'ensemble dirigé « de l'intérieur » par la basse Lionel Meunier. Tout d'abord, il faut saluer la cohérence du programme proposé et son courage ; outre qu'il est passionnant d'entendre, semble-t-il pour la première fois, ce que fut réellement la musique pour les funérailles de la reine Mary, il faut un certain panache pour offrir, dans un marché où prolifèrent les compilations tape-à-l’œil et légères jusqu'à l'inconsistance, une heure de pièces dont la thématique commune est le deuil et l'humeur à la concentration plutôt qu'à la distraction. Vox Luminis a les moyens de ses ambitions, qu'il s'agisse des chanteurs qui le composent lesquels, sans rien renier de leurs souvent brillantes individualités – écoutez seulement le moment de grâce absolue qui, à lui seul, justifierait l'achat du disque, qu'est O dive custos où les sopranos Zsuzsi Tóth et Sara Jäggi mêlent leur voix en un dialogue bouleversant –, parviennent à se fondre en un tout à la fois très homogène et totalement lisible dont les qualités de fluidité, de netteté, de stabilité évoquent, à plus d'une reprise, le meilleur du Huelgas Ensemble, mais qui démontrent également de très belles capacités à théâtraliser les émotions avec une finesse dont certains gagneraient à s'inspirer (c'est le cas dans tous les Purcell, magnifiques), des continuistes à la fois discrets et très réactifs, ou des invités conviés pour ce projet, la « bande de hautbois » à la saveur très française de Lingua Franca, la percussion subtilement dosée et les cuivres bien équilibrés des Trompettes des Plaisirs, et le virginaliste subtil qu'est Guy Penson, lequel livre une fort belle lecture de la Sad Pavan de Tomkins. Il faut également souligner que, tout comme dans le Schütz de 2011, la prise de son de Jérôme Lejeune rend particulièrement bien justice au travail des musiciens avec lequel elle fait véritablement corps, ce qui en dit long sur la complicité qui unit les participants à ce projet. Avec beaucoup de justesse, de sensibilité et d'intelligence, Lionel Meunier et ses troupes livrent une réalisation du plus grand intérêt, tant du point de vue musicologique qu'artistique, parfaitement pensée et aboutie, qui s'inscrit dans la grande tradition du label Ricercar.
Je vous recommande donc sans hésitation cet English royal funeral music qui constitue un splendide hommage à la musique britannique du XVIIe siècle et confirme que la réussite des Musicalische Exequien offertes il y a deux ans par Vox Luminis ne devait rien au hasard. Sans rien brusquer, sans céder un instant aux effets de mode ou aux gesticulations, en continuant, au contraire, à avancer sereinement sur la voie de l'exigence et de la probité, Lionel Meunier et ses formidables musiciens sont en train de s'installer comme un des ensembles incontournables dans le domaine de la musique ancienne.
English royal funeral music. Œuvres de Thomas Morley (1557/58-1602), Thomas Tomkins (1572-1656), Thomas Weelkes (1576-1623), James Paisible (c.1656-1721), Henry Purcell (1659-1695), Thomas Tollett († 1696)
Vox Luminis
Lionel Meunier, basse & direction
Les Trompettes des Plaisirs – Jean-François Madeuf, direction
Lingua Franca – Benoît Laurent, direction
Guy Penson, virginal
1 CD [durée totale : 62'30"] Ricercar RIC 332. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. James Paisible, The Queen's Farewell
Thomas Tollett, The Queen's Farewell
2. Thomas Morley, The first dirge Anthem :
I am the resurrection and the life
I know that my Redeemer liveth
We brought nothing into this world
3. Henry Purcell, Canzona Z.860
4. Thomas Weelkes, Death hath deprived me
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Purcell Morley & Tomkins: English Royal Funeral Music par Vox LuminisIllustrations complémentaires :
Attribué à Jan van der Vaart (Haarlem, 1647-Londres, 1721), La reine Mary II d'Angleterre, c. 1692-94. Huile sur toile, 124,5 x 100,3 cm, Londres, National Portrait Gallery (NPG 197, cliché © National Portrait Gallery)
Graveur anonyme publiée par John Overton (Londres, 1640-1713), La Reine Mary sur son lit mortuaire, c.1694. Gravure sur papier, 26,6 x 18,2 cm, Londres, British Museum (INV 1874.0411.61)
La photographie de Vox Luminis est de Orsolya Markolt, utilisée avec autorisation.