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Mozart est une fête. Pièces pour deux pianoforte par Alexei Lubimov et Yury Martynov

Publié le 21 avril 2013 par Jeanchristophepucek

 

jacob philipp hackert feu d artifice au chateau saint-ange

Jacob Philipp Hackert (Prenzlau, 1737-San Pietro di Careggi, 1807),
Feu d'artifice au Château Saint-Ange à Rome
, 1775

Gouache sur papier, 44,7 x 58,2 cm, Weimar, Klassik Stiftung

 

Le catalogue des œuvres écrites pour deux pianoforte par Mozart est très réduit, mais il contient quelques pièces tout à fait dignes d'intérêt qui ont d'ailleurs attiré de célèbres pianistes, au nombre desquels ont peut citer Martha Argerich, Christian Zacharias ou André Prévin. Sur instruments anciens, le choix est moins large, malgré les réalisations de Paul Badura-Skoda et Jörg Demus ou de Robert Levin et Malcolm Bilson, pas forcément abouties ou difficilement trouvables. Le disque qui réunit aujourd'hui Alexei Lubimov et Yury Martinov dans des pages plus ou moins connues composées pour cette configuration instrumentale est donc particulièrement bienvenu.

 

La Sonate KV 448 qui ouvre ce récital est une œuvre de parade, née de l'imagination conquérante d'un Mozart de 25 ans, fraîchement installé à Vienne comme musicien indépendant après sa rupture avec Salzbourg et le prince-archevêque Colloredo qu'il déclare « haïr (…) jusqu'à la frénésie » dans la lettre du 9 mai 1781 scellant définitivement le divorce entre les deux parties, et qui a besoin de se faire une place dans une cité où il ne manque pas de concurrents. Il est très probable que cette page ait créée lors d'un concert privé, le 23 novembre de cette année de la prise d’indépendance du compositeur et que ce dernier l'ait interprétée en compagnie de son élève Josepha Auernhammer, dont le fumet l'indisposait mais qui, selon ses propres termes, « jouait à ravir. » Tout au long de sa Sonate, Mozart, tout en restant totalement maître de son inspiration, ne va pas lésiner sur les effets pour susciter l'étonnement et l'admiration, qui s'installent dès les premières mesures de l'Allegro con spirito initial, théâtral en diable et d'une virtuosité ébouriffante et crânement assumée qui ne fait relâche dans l'Andante central au sol majeur tendre et chantant que pour repartir de plus belle dans un Allegro molto final pour le moins survolté. Solidement campée dans un ré majeur triomphant, cette œuvre plus subtilement construite qu'il y paraît dégage une énergie voire une euphorie communicatives, un élan né de l'enthousiasme qui saisit en imaginant les chemins potentiellement ouverts que l'on a hâte de parcourir. En jouant sur les capacités dynamiques et les couleurs des pianos de son époque, qu'il connaissait parfaitement, Mozart obtient une pâte sonore d'une richesse presque orchestrale qui séduit autant qu'elle en impose.

hieronymus loschenkohl silhouette mozart
Les trois autres partitions proposées sur ce disque pourraient être regroupées sous le titre « Wolfgang et ses exégètes », puisque toutes sont des élaborations à partir d'un matériel mozartien original complété, transcrit ou arrangé. On suppose que le Larghetto et allegro en mi bémol majeur, non répertorié au catalogue de Köchel (KV deest) a pu être composé dans les années 1782-83 ; ses 108 mesures partiellement en ébauche de partition ont été complétées par deux mains successives, celle de Maximilian Stadler (1748-1833) puis, en 1992, celle de Robert Levin. Conçu comme un bref prélude, le Larghetto est une pièce dont le ton de confidence presque douloureuse à mesure qu'elle progresse fait paraître, par contraste, d'autant plus lumineux l'Allegro qui suit, un morceau qui conjugue un charme assez galant et une indéniable ardeur. Avec l'Adagio et fugue en ut mineur KV 546, on bascule dans un tout autre univers, plus grave et plus austère. Cette œuvre a été composée en deux temps. Datée du 29 décembre 1783 et conçue pour deux pianos, la Fugue (KV 426) est un des fruits de la révélation à Mozart de la musique de Johann Sebastian Bach par le baron Gottfried van Swieten qui, grand amateur du style savant, possédait certains de ses manuscrits ; elle se vit adjoindre par le compositeur, cinq ans plus tard, un prélude Adagio lorsqu'il la transcrivit pour cordes (KV 546, 26 juin 1788). Donnée ici dans sa transcription intégrale pour deux claviers réalisée par Franz Beyer au XXe siècle, cette page est d'une grande densité émotionnelle, qui va parfois jusqu'à un certain sentiment tragique, et d'une facture pleine de surprises harmoniques et chromatiques quelquefois assez déroutantes qui laissent penser que, dans l'esprit de Mozart, se côtoyaient, au moment de sa composition, deux Bach, le père et son audacieux fils, Carl Philipp Emanuel. Comme on l'a souvent rappelé ici, il était fréquent, dès le XVIIIe siècle, que les œuvres à succès nécessitant un effectif assez important ou spécifique fassent l'objet de transcriptions. Le musicien tchèque Johann Gottfried Pratsch (c.1750-1818) alla un peu plus loin en arrangeant, c'est à dire en y ajoutant certains traits de son cru, le Quatuor pour pianoforte et cordes en mi bémol majeur KV 493 pour deux instruments à clavier. Il sut néanmoins respecter l'esprit de l'original, qu'il s'agisse de l'alternance entre l'affirmation confiante et l'expression d'une certaine fragilité dans l'Allegro liminaire, du caractère chantant et intime du magnifique Larghetto central, ou de la légèreté quelquefois ambiguë mais pleine d'humour du Rondo final, en répartissant de façon très habile les voix du quatuor initialement prévu aux deux claviers afin que leur dialogue demeure très vivant et en respectant parfaitement l'atmosphère chambriste de l'ensemble.

 

Mieux vaut être averti d'emblée : si vous aimez le Mozart plutôt policé qui a fait la gloire de décennies d'enregistrements, certains presque mythiques aujourd'hui, ce disque risque fort de vous désarçonner, voire de vous irriter. En effet, dès les premières secondes, Alexei Lubimov et Yury Martynov envoient valser bonnes manières, bonbonnières et perruques poudrées pour proposer un Wolfgang sanguin, sûr de de lui et de son talent, et livrer une Sonate KV 448 d'anthologie, à la sève puissante, jouant sans complexe la carte du brillant et d'une certaine forme d'extériorité dans les mouvements extrêmes, ce qui est absolument conforme à l'esprit de l’œuvre. On aurait pu légitimement craindre, dans ces conditions, que les passages qui exigent plus d'intériorité soient abordés de façon superficielle

alexei lubimov yury martynov
et peut-être aurait-ce pu être le cas avec deux interprètes moins raffinés ou n'ayant pas pris le temps de mûrir suffisamment leur approche. Rien de tout ceci ici, et si les deux compères poussent quelquefois leurs vénérables instruments dans leurs derniers retranchements (il y a quelques notes qui zinguent un peu dans le Molto allegro final de la Sonate), ils savent aussi bien, lorsque la musique l'exige, en faire surgir un chant parfois éperdu et une douceur ineffable (Larghetto de l'arrangement du Quatuor KV 493), sans parler du soin apporté aux nuances et à la recherche du coloris qui sont de mise tout au long de cette réalisation. Les deux pièces plus brèves sont traitées avec les mêmes égards que les deux de plus vastes dimensions, et on appréciera particulièrement la façon dont les tensions et le caractère un peu étrange de l'Adagio et fugue KV 546 sont mises en valeur, ainsi que le moment de poésie suspendue du Larghetto (KV deest) qui passe comme un songe que l'on voudrait retenir encore un peu. Unis par une complicité de tous les instants, Lubimov et Martynov font de ces pages, dont ils explorent chaque recoin avec une gourmandise et une science également évidentes, un univers en soi, caractérisé avec beaucoup de justesse.

Il m'apparaît assez évident que l'appréciation que l'on pourra porter sur cet enregistrement aux partis-pris parfois tranchés variera grandement en fonction des habitudes d'écoute de chacun et de sa tolérance aux instruments employés, les mêmes, rappelons-le, que ceux que le compositeur avait à sa disposition. Je le considère, pour ma part, comme un excellent disque Mozart et de pianoforte, et le recommande chaleureusement à tous ceux qui ne se contentent pas de la routine, fût-elle luxueuse et adoubée par la critique officielle, mais goûtent une approche à la fois très directe et très pensée de la musique du parfois turbulent Wolfgang.

 

mozart pieces deux pianoforte lubimov martynov
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Pièces pour deux pianoforte : Sonate en ré majeur, KV 448 (375a), Larghetto et allegro en mi bémol majeur KV deest, Adagio et fugue en ut mineur KV 546. Johann Gottfried Pratsch (c.1750-1818), Arrangement pour deux claviers du Quatuor pour pianoforte et cordes en mi bémol majeur KV 493

 

Alexei Lubimov et Yury Martynov, pianoforte (Vienne, c.1785 et c.1790)

 

1 CD [durée totale : 75'47"] Zig-Zag Territoires ZZT306. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Sonate KV 448 : [I] Allegro con spirito

 

2. Arrangement du Quatuor KV 493 : [II] Larghetto

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Wolfgang Amadeus Mozart : Pièces pour deux pianofortes (Pieces for two Fortepianos) par Alexei Lubimov

 

Illustrations complémentaires :

 

Hieronymus Löschenkohl (Elberfeld, 1753-Vienne, 1807), Silhouette de Mozart, 1785. Gravure sur cuivre, Vienne, Mozarthaus (© Wien Museum)

 

La photographie d'Alexei Lubimov et Yury Martynov est de Liza Katrich, utilisée avec autorisation.


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