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Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 28 avril 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

« J’ai mis tout ce qui lui appartenait dans trois boîtes…  Quand j’y pense, laisser derrière soi aussi peu de choses, on peut appeler ça voyagerBillet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance… léger…  Même si votre tante ne voyageait pas beaucoup… »

Trois boîtes de carton empilées l’une sur l’autre, coincées entre une commode et un fauteuil, dans une chambre encombrée de meubles hétéroclites.  Une chambre avec une porte-fenêtre, un minuscule balcon, une vue sur le ciel de Québec et sur les toits de la vieille ville.

« Y’a pas à dire, mademoiselle Mireille, en dehors de ses absences, votre tante était une locataire tranquille. »

Ses absences…  La délicatesse du vieil homme me touche.  Il en parle comme s’il s’agissait de séjours à l’étranger.  Au fond, c’était peut-être ça : un pays étranger.  Ce lieu, pourtant placé sous le patronage du prince des archanges, qu’après chaque visite, de retour à l’air libre, ma mère, mes sœurs et moi nous nous empressions d’oublier.  Oublier ses longs corridors peuplés d’ombres, ses portes closes derrière lesquelles on devinait des cris, des plaintes et des gémissements.  Oublier Saint-Michel Archange qui aurait dû prendre tous ces fous sous son aile et du tranchant de son épée prendre en chasse tous leurs démons.

« Dans la plus grande des boîtes, j’ai empilé ses cahiers de musique.  Ça pourrait encore servir à quelqu’un.  Au fait, j’ignorais que votre tante était pianiste. »

Je laisse le silence répondre à ma place.  Un instant, je revois ses doigts qui courent sur les touches du piano.  Comme s’il était dans sa nature à elle de faire naître cette musique qui tenait du prodige.  Cette musique qui un jour s’est arrêtée.  Trop tôt.

Ce jour-là, en cherchant la pianiste, on ne trouva que le silence, un banc de brouillard et le regard vide d’une jeune femme changée en pierre.  Catatonie, ont déclaré les médecins.  Puisqu’il faut mettre un nom sur la chose.

La suite fut une quête qui n’était plus la sienne, mais celle de tous ces hommes en blanc qui s’affairaient autour d’elle.  À chercher le traitement de choc ou la formule magique qui assurerait non sa guérison, mais juste un bout de vie…  Un bout de vie hors du brouillard.  Mais était-ce le mal ou le remède qui infligeait au moindre mouvement de son corps la raideur d’un automate ?

Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…
En dehors de ses absences, à chacune de mes visites dans sa petite chambre, elle me parlait du ciel de Québec et de l’infini du fleuve où elle rêvait d’aller un jour noyer son regard bleu.  Mais on ne peut aller vers le fleuve sans sortir de sa chambre.  Et elle ne sortait plus.  Monolithe immobile, assise dans son fauteuil.  Dans sa tête elle berçait ses fantômes.

Ainsi, rechute après rechute, elle allait.  Ballottée d’essai en erreur, de fol espoir en mauvais dosage, offerte à une science encore jeune qui expérimentait.  Est-ce le mal ou le remède qui l’a tuée ?  Trop tôt.

« Le cœur », a dit le vieil homme.

Dans la chambre, trois boîtes de carton empilées l’une sur l’autre, coincées entre une commode et un fauteuil.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec
Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…
à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)

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