Il y a, tout à la fois, la « poésie
tout-à-trac », l’abandon du « style » pour rejoindre
« l’aléatoire » jusqu’à ce que cette poésie « se bouffe les
mots », et puis le risque que les paroles apportent la mort. Les paroles
s’en prennent à la vie, peuvent y faire des « étincelles » mais aussi
elles la « tordent » jusqu’à la priver d’air. L’écrit est ce qui
permet de « tordre » cette fois les paroles afin de s’en prendre à ce
qui tue la vie au bout du compte. L’écrit, s’il tue les paroles, est à la
recherche de la vie qui y est « chant ». Pamphlet contre la mort est un pamphlet en acte, en écrit. Entre la
vie, les paroles et l’écrit, ça ne cesse de bouger, de varier. C’est un autre
biais que celui de la performance pour repousser, dans un grand rire inquiétant,
la mort.
Il prend plusieurs formes. Des blocs de prose, parfois sur plusieurs pages, à
phrases courtes et relancées comme des ajouts permanents à ce qui avait été
fini. D’autres blocs de prose à phrases longues rythmées par des virgules, un
souffle long. Ou encore des vers libres. Enfin aussi, moins nombreux quelques
blocs de prose d’une voix rythmée par des barres obliques : là sont
retranscrits des paroles proches du témoignage (un homme d’une
« cité », un autre sortant de prison, un autre parlant du « cucul »
de la société…). Mais ces formes et ces voix diverses, ces tons divers aussi,
même s’ils forment des sections qu’on peut consulter grâce à la table des
matières, sont tous mises en page à la suite. Se succèdent : pamphlet
violent envers les « gros cons » de l’art, récit d’un rêve absurde à
propos d’une somme gagnée au loto sans avoir joué, interrogation sur qui
remplira un cercueil qu’on a sous les yeux – soi-même, son père, son chat, tous
à la fois ? – ou des textes ancrés dans le pronom « nous », plus
épiques, celui des « petites âmes de pauvres » de l’histoire... Seule
un saut de ligne pour le titre est visible, mais pas de saut de page entre les
textes. Tout est présenté comme une seule poussée-pensée pamphlétaire.
Le corps n’en finit pas d’avancer vers son cercueil, de tomber, c'est-à-dire d’aller vers son dernier « trou »,
et ce dès la naissance : « car dès que la naissance est faite c’est
la mort qui survient. elle survient grâce à tout ce qui s’accumule et pourtant
ne nous donne rien de bon. » La poésie agit et tente de repousser tout ce
qui vient encombrer le « vide » ou le « rien », ce qui
« enferme » la pensée et tout ce qui est « rentassé » en
nous, c'est-à-dire l’identité, le « misérable ego » imposé par la
famille, les souvenirs, et « tout rassemblement humain pour se tenir
chaud ». « Dire niet à tout » ou « dire merde à
l’existence », entendue comme tout ce qui s’ajoute au vide et en divertit,
c’est tenter de ne pas précipiter le « déclin » provoqué par le fait
de « décliner son identité » et de jouer des coudes contre les
paroles politiques et médiatiques qui « prennent de haut », qui
imposent une existence de « petite trogne » sur le vide de chacun, ou
une « intelligence » (« on nous a chargés de croyances pures et
de pensées éclairées »). Il faut s’y attaquer avec la force du pamphlet,
en ramenant tout ça à sa qualité « d’étrons ».
Mais si la poésie doit agir pour montrer le vide, elle n’est pas pour autant
immédiatement « parole vraie ». Plutôt elle la cherche :
je cherche la parole vraie
ne vous moquez pas
la parole vraie existe
il faut la traquer
il faut la débusquer la parole vraie
on ne la débusque pas comme ça
il faut du temps pour trouver
de la parole vraie
il faut être un chercheur
Cette recherche doit donc se faire, non par une révélation, mais, comme la vie,
par le « loupage » : « le problème de la vie, c’est de
louper son entrée. on se plante malencontreusement dans sa propre parole et ses
actes. tout est affaire de loupage. » Il y a une équivalence de ratage
entre les mots et la vie. Une même distance de soi à son vide essentiel que de
soi à ses mots. Si la poésie doit être directe, elle n’atteint pas d’un coup
mais se doit alors d’aggraver la « déconfiture » pour dépasser même
la « parole vraie », par « un vrai qui est allé plus loin »,
jusqu’au « faux » : poésie du revirement. Redire ou
« rester planté dans sa langue et ses obsessions » pour pousser et
penser toujours plus, dans le mouvement et hors de la fixation. Il s’agit de
faire sortir le chant par une écriture qui ressasse pour mieux déblayer en vue
de faire entendre un vide et un rire à la fois absurdes et violents. Le livre
fait partie de ce travail : il est, comme il est écrit sur la quatrième de
couverture, le « cercueil » de « tous les papiers du type qu’on
imagine » dedans. Il est un moyen de se vider, une de ces « petites
luttes faites avec des petites mains » afin de ne pas laisser passer
impunément l’histoire qui ne nous « loupe pas ».
[Antoine Bertot]
Charles Pennequin,
Pamphlet contre la mort
P.O.L, 2012, 14€.
sur le site de l’éditeur, avec possibilité de
lire quelques pages