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[note de lecture] Sophie Loizeau, "caudal", par Françoise Clédat

Par Florence Trocmé


CaudalCela (se) passe dans la langue.  
Que cela (s’) y passe à ce point : 
l’irréductible, non spécifiquement du féminin, non spécifiquement d’un être femme mais de ce qui d’être femme s’éprouve en acte - ses effets agissants - rigoureusement identifié (converti ?) en acte de langue :  
sexuant les neutres j’obtiens qu’elle acte, actrice totale en toute circonstance 
L’écriture s’énonçant (s’annonçant) ainsi refondée, dès les premiers mots du premier poème :  
   sur le modèle de redire, réécrire 
repris plus loin par l’oxymore : la vieille règle neuve, référence explicite à Vaugelas oui-jà , que réitère, trouvaille que le hasard apporte à qui sait le provoquer, le nom comme à dessein féminisé de cet autre grammairien, Bescherelle. Identification inverse (contre-métaphore) portant l’accent sur le lieu précis de la langue où sciemment, délibérément, par entreprise de féminisation généralisée, se cherche, se trouve au vers insécure
Qu’il y ait à cette prise de risque, dans la traque comme dans la mise en acte, rigueur et intransigeance. Une sorte de sévérité grammaturgique empruntant son registre à la dureté : elle sacrifie la belle résonnance en or/ les morts à sa grammaire, ou : au féminin durement écrit .  
Par cette grammaturgie du féminin dont elle accentue le matériau, Sophie Loizeau met à distance ce qu’il pourrait y avoir de cliché dans le chiasme corps de la langue et langue du corps, ne cesse d’en jouer cependant, enjeu de grammaire où se déplace l’érotique :
   impersonnelle elle ne perd pas son sex-appeal 
Déplacement plus que déprise (sans jamais me déprendre des hommes), que traduit le magnifique et étonnant : diane rétractée dans son squelette, condensation où nous entendons un écho très singulier de cette citation de Luther faite par Pascal Quignard dans Les paradisiaques : « À l’intérieur de notre âme le verbe est involué dans les lettres comme le cerneau de noix dans la coquille, et la vie dans la chair ».
Rétractée : c’est dire intériorisée comme involuée. Du mot vulva, volva, rappelle Pascal Quignard, avec qui Sophie Loizeau s’est entretenue en 2008, et dont elle apparie la joie d’abîme à son propre don d’instase, à la toute fin du recueil.  
Squelette : c’est dire épure, os qui nous tient, son préfixe en diane diane signifiant grosso modo le fer de la flèche, la pointe, le petit bout dur. Il arme n’importe quel verbe  
Signifiant aussi par ce registre de l’os (entre autre polysémie) la place du présent recueil dans la trilogie vouée au Mythe de Diane, dont La femme lit (paru en 2009) et Le roman de Diane (à paraître) - Caudal (…) les dernières vertèbres l’appendice du Mythe -, Sophie Loizeau mène de poème en poème, avec une obstination véritablement poïétique, un travail réflexif qu’elle situe clairement du côté de la recherche et de l’expérimentation:  
mes livres, mon brevet d’invention lorsqu’en chercheuse. l’effet sur la langue surprenant du féminin, le fruit d’expériences 
Avec l’inventivité formelle qui la caractérise c’est par une autre de ses condensations virtuoses qu’elle met en langue cette réflexivité :  
je se relie fléchie personnelle 
Tandis qu’ailleurs, lectrice d’elle-même, elle la problématise pour nous qui la lisons : 
comment construit-elle sa singularité grammaticale comment face à une norme mâle de la langue/ la langue la baigne 
Le bain de diane, celui de la femme de La femme lit, ses propriétés si intensément sexuées, se poursuit d’enfoncer dans la langue . 
Le plus interne de l’interne dirait Pascal Quignard. Une complexité, une complexification de ce qui en tel superlatif, depuis son étymologie utérine, progresse, s’accentue et se nuance de l’assomption du maternel : la langue la baigne, elle baigne ma fille.  
Jouant d’un accolement des pronoms personnels et possessifs, ta moi à toi, qui perturbe la personne et la possession, la maternité, effet de réel du féminin – mère/grammaire – arrive à l’écrit.  
S’assumant comme tel , le poème de la maternité, poème dans le poème, au fil de ses apparitions/réapparitions tenues et mesurées, insuffle à l’écrit du recueil une précision à la fois concrète et elliptique, impersonnelle et subjective. 
Depuis le baiser aux fontanelles sur le point de se souder en passant par comestible nin-nin, autour du museau l’intime odeur briochée / que je respire / ma bouche à sa naissance, ou elle a les yeux salés par la mer, je les la lèche, les notation des plus concrètes, surgissent, fulgurantes de justesse et touchantes pour qui a fait l’expérience, et en garde la sensation aux lèvres, de la fusion charnelle mère / enfant.  
Expérience de la fusion d’emblée rompue par l’expérience de la séparation (la fin de l’idylle), l’une et l’autre s’intensifiant de la connaissance de l’une par l’autre, dont un détail encore, concret autant qu’elliptique, vient rendre compte : la pince de Barr que j’ai d’elle ni le bracelet de naissance /perdu (…)/ la perte est pour moi. 
Mais rien de ce qu’on éprouve ne se sépare de ce qu’on nomme. Rien de ce qui est éprouvé ne se prouve indemne de la langue qui le nomme. Ce dont le poème de la maternité est le paradigme, nouant de façon inextricable en même temps qu’il interroge leur réciprocité, le lien entre les trois avatars de l’expérience de séparation : naissance, sexuation, écriture, et la manière dont cela joue, est joué, grammairement et existentiellement dans et par la langue.  
Jeu de langue encore et toujours, et jusqu’au plus littéral tel que Sophie Loizeau le met exemplairement en acte dans le poème précédemment cité dont nous reprenons et poursuivons la citation :  
(…) je les la lèche – je le fais l’écriture le fait, lécher Nina aux yeux pour adoucir le sel / : perd sa neutralité si j’aggrave : je la fais, l’écriture la fait, lécher 
L’écriture, que les ruptures brusquent, se fait en cette brusquerie syntaxique autant que sémantique tressage serré, chaque brin en alternance venant jouer sans concession mais non sans douleur son rôle impitoyable de « tiers séparateur »,  
l’enfant fille : 
elle passe entre le livre et moi, ses interférences féroces 
la mère : 
quelle défense de ma moi contre l’empiètement/ petite ma moi, petite self/ réactive à toute faille dans la constante 
l’écriture, qui aggrave en même temps qu’elle lèche pour adouci et réparer :
à l’écriture le rôle du tiers séparateur pour notre couple. 
Avec ce que cela comporte de bénéfice. Bien loin d’être le paradigme d’un refermement du et sur le féminin où le rance système, androcentrique l’avait confiné, le poème de la maternité selon Sophie Loizeau en est l’ouverture et l’audace. La violence de la fin de l’idylle dont elle écrit qu’elle la rejette dans le temps l’affranchit de tout surplomb aliénant : 
    j’interroge tous les liens 
Cette mise en question dont nous avons vu les manifestations linguistiques se veut sans limite, aux dimensions d’un élargissement véritablement géographique : 
    -je-même sous au ciel élargie à l’entier du monde 
Les toponymes abondent, notant les lieux des plus intimement familiers aux plus étrangement lointains, nordiques souvent, balkaniques, africains ou orientaux, en références à d’autres modèles de civilisations (les femmes mossos), d’autres littératures, nous incitant à découvrir une parenté littéraire (Herbjorg Wassmo, Yoko Ogawa) ou interrègne, animale (ses dehors de renarde quelque part le glapissement du kitsune* ou les autres zoo-femmes) et végétale (génitalité des arbres à chatons et à glands/ j’ai encore mûri mes orgasmes/ depuis Nina ou bien j’enfonce dans le parenchyme des feuilles, à nu sans cocon ), agrégeant également aux sites femelles de l’écriture le vocabulaire de la dyslexie comme celui des sciences et techniques. 
Ainsi les implications de ce recueil si dense, si maîtrisé, cascadent-elles en abyme. C’est dans cette amplitude interne qu’il faut entendrele vers qui en synthétise l’entreprise et sa réussite: en elle il soluble. 
 
[Françoise Clédat] 
 
Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, sans pagination, 12€
Un extrait dans l’anthologie permanente de Poezibao
 
* le kitsune, animal polymorphe du folklore japonais souvent perçu comme femme-renarde, donc féminin, et doté de pouvoirs magiques dont celui d’ignition par frottement réciproque de sa queue et de la queue d’autres kitsunes. 


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