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Mud

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

Mud

Finalement très peu de temps après la sortie d’un Take Shelter en début d’année 2012 (du moins en France) qui avait su marquer les esprits, Jeff Nichols, le petit prodige américain revient avec Mud, film qui avait été en lice pour la Palme d’or au Festival de Cannes 2012 mais dont il était reparti bredouille.

Après le visionnage de ce nouveau métrage, on est en droit de se demander, d’ailleurs, comment Mud a-t-il pu ne pas recevoir, au moins, le prix du scénario lors du célèbre rassemblement cannois. En effet, on savait le cinéaste américain susceptible d’écrire de beaux personnages de fiction, à la fois forts et poreux mais on ne l’imaginait pas capable de brasser une multitude de thématiques si puissantes autant au niveau de l’émotion que de la réflexion. Le point de départ est pourtant facile à apercevoir. Qui est donc ce Mud dont la reprise dans le titre augure un statut de personnage principal ? Dès son entrée dans le film, la réponse à cette question va être rapidement évacuée. Il est un paumé, arrivé sans trop comment sur une petite île perdue dans l’estuaire du Mississippi et au passé trouble. Son unique but est de récupérer sa petite amie et de partir. Accompagné de deux jeunes adolescents, il va essayer de mettre son plan en action. Et, au fur et à mesure de la progression du récit, le spectateur va découvrir sa réelle personnalité. Nous retrouvons bien, ici, le goût de Jeff Nichols pour les hommes torturés dont la richesse s’étale magnifiquement grâce à un sens de la personnification abouti. Par la même occasion, il faut saisir l’opportunité de saluer l’immense prestation de Matthew McConaughey. On savait l’acteur compétent quand il le voulait (Magic Mike, Killer Joe, voire même La Défense Lincoln, pour les œuvres les plus récentes). On se souvenait également de ses compositions dans des films insipides et ultra calibrés. Pourtant, et c’est le cas ici, le comédien sait se livrer dans des métrages où il doit faire avec des personnages éminemment casse-gueule. Dans Mud, son accent, son corps, sa démarche, sa façon de fumer ouvrent sur une superbe caractérisation. Il n’a pas besoin d’en dire trop, le spectateur n’est pas obligé de faire confiance à 100 % dans ses paroles (un des axes d’écriture de ce protagoniste). La prestation extérieure parle pour elle-même. Mud pourrait valoir le coup seulement pour son comédien principal. Bien entendu, il était toujours plus facile de livrer un jeu adéquat lorsque les partenaires sont au diapason. C’est, ici, le cas. Aux côtés de valeurs sûres telle que l’immense Sam Shepard ou Reese Witherspoon, les deux jeunes hommes, Tye Sheridan et Jacob Lofland, savent donner la réplique avec talent et naturel. Jeff Nichols en profite, par la même occasion, pour conforter sa maitrise dans la direction d’acteurs.

Heureusement, le réalisateur, habitué au jeu XXL de ses héros – rappelons-nous de Michael Shannon dans Take Shelter – n’a pas envie de se laisser dépasser par la facilité de reposer son projet sur le talent intrinsèque. Il a, également, un propos à énoncer sous peine de voir le film creux. Mud au-delà du nom du personnage est, également et littéralement, la boue. Mais de quel type de boue est-il question ? L’évidence voudrait qu’elle soit plurielle. Le réalisateur, dont les ambitions cinématographiques ne cessent d’augmenter, ne pouvait se laisser dompter aussi facilement. Plus particulièrement, cette boue est présente dans les moindres recoins de l’existence. Pourtant, le métrage est, avant tout, un grand film d’amour. Néanmoins, Mud ne tire pas dans l’angélisme sentimental. Jeff Nichols sait que des fondations peuvent vite se rompre. Malgré des erreurs passés et des actes commis innommables, le personnage de Matthew McConaughey ne désire qu’une chose : retrouver ce sentiment perdu. C’est exactement ce qui se passe pour la famille, et notamment le père, d’Ellis. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est que l’affect, aussi puissant soit-il, se doit d’être constamment travaillé sous peine de mourir. Surtout, cette flamme peut avoir disparu ou être toujours vivace, c’est quand même elle qui fait tourner le monde, qui dicte nos comportements et nos identités. Pour preuves, la relation qu’essaie de construire notre jeune héros avec May Pearl ne tient qu’à un fil et elle est pourtant essentielle quand ce n’est pas son dévouement pour que Mud puisse retrouver son amie qui étaye le propos. Ces actes vont lui permettre de comprendre le monde et de rentrer dans la vie d’adulte non sans difficulté. Mud se pose, ainsi, en un film d’apprentissage. Malgré les évolutions peut-être problématiques de cette thématique, il ne faut pas voir dans le propos de Jeff Nichols un acte désespéré. La fin viendra remettre des perspectives réjouissantes mais sans jamais accéder à la dangerosité d’un happy end qui serait malvenu et extrêmement maladroit. Les parcours étant toujours parsemés d’embuches multiples, il serait bien trop facile de les conclure par un positivisme absolu. Certes, les mots se font plus forts et ouverts mais les relations ne pourront plus jamais revenir au beau fixe car le terreau est trop douloureux. Le futur, aussi brillant soit-il, ne peut pas se désengager d’un passé meurtri. Le reste du métrage ne peut que confirmer ce statut.

Les sentiments sont donc ambivalents et l’arrière plan qui spatialise cette humanité à double tiroir ne peut pas en être autrement. Le décor sudiste a déjà fait lien avec le Septième Art et Mud vient se poser comme un nouvel élément fort dans cette tradition cinématographique. Cet espace si riche et si particulier a souvent été pris selon une unicité dans le point de vue qui jouait soit la carte « maléfique » soit bienveillante. Jeff Nichols n’a pas envie de se laisser aller à choisir entre ces deux perspectives qui anéantiraient ses propositions émotionnelles. Il va, de ce fait, lier les enjeux humains à cette nature pour créer une merveille d’ambivalence. A ce niveau, le jeu sur les plans de coupe est absolument remarquable car il œuvre pour une universalité certaine. Ce parti-pris de représentation est l’acte le plus fort dans la mise en scène du réalisateur. Généralement chargées de faire la liaison, ces images trouvent, ici, une réelle signification. Rien ne doit être laissé de côté, rien n’est minime, rien n’est sacrifié dans le cinéma de Jeff Nichols. Tout compte, même les interstices. Ces plans sont donc à la fois beaux et maudits. Malgré une identification de mauvais augure, c’est bien par eux que l’amour et l’humanité se sont créés. Le réalisateur nous dit que cette humanité, pour être bonne et pour pouvoir pleinement exister, se doit d’être confrontée à des moments de doute. De cette manière, elle sait, elle comprend, elle apprend. Cet aller-retour prouve que le réalisateur est bien trop intelligent pour se satisfaire d’un seul angle. Mud est, à ce titre, un métrage profondément humaniste même s’il prend sa source quelque part dans le pessimisme. Néanmoins, une certaine forme de naïveté ne doit pas être écarté du projet. Jeff Nichols n’a pas envie, non plus, de plomber son métrage. Les personnages ont aussi le droit de faire une pause dans l’enchainement d’événements durs, de prendre le temps de souffler et de regarder au loin. Ces images d’animaux libres ou sur l’estuaire, prises à la fois chez les enfants et chez les adultes pour une communication parfaite de la représentation, rappellent que la projection est possible. La réconciliation d’avec un passé trouble pour la construction d’un futur inhérent au développement d’une identité sont deux motifs essentiels qui s’entrechoquent et qui viennent apporter à Mud un espoir. Ce dernier ne sera, peut-être, pas constant, il n’en demeure pas moins qu’il existe. Mais il va falloir lutter pour le voir se concrétiser.

En effet, Mud parle, également, d’une société en perdition. Si la famille d’Ellis est en train de se disloquer, c’est parce qu’elle n’est plus à son aise dans cet environnement, tout du moins pour la mère. La ville devient de plus en plus attirante dans l’imaginaire collectif. Cependant, Jeff Nichols ne la filme pas de la plus belle des manières. Jamais le cinéaste ne va aller en son centre. Il va toujours rester en périphérie entre motels miteux, bars cradingues et zones industrielles qui étalent leurs laideurs à perte de vue. La nature, pourtant, savait quoi faire de ses propres habitants. Elle dissimule des personnes qui ont fauté et qui cherchent malgré tout à se rattraper comme le montre Mud mais également Tom dont on ne sait pas trop quel a été son passé. Elle permet une meilleure connaissance de soi en étant la racine d’événements majeurs qui vont devoir être surmontés. Elle ouvre sur autrui en mettant en lien des personnes et des générations qui, ni ne se connaissaient ni ne se comprenaient. Elle fournit nourriture et bijoux, et donc un revenu, à tout ceux qui savent bien la traiter. Cette nature permet tout simplement à l’homo americanus de trouver sa véritable raison d’être, entre identité personnelle, société et économie. Mais la fin est inéluctable et dure à avaler. « Board by board », l’expression est lâchée à plusieurs reprises. C’est toute la lenteur du processus de destruction, et par voie de conséquence la profondeur de la blessure, qui sont mis en jeu. Cette situation est, alors, d’autant plus insoutenable pour ces populations. Mud parle donc d’une certaine Amérique qui disparaît sur l’autel de l’urbanité à tout prix et d’uniformisation de la société. Si la banlieue résidentielle fait enfin son apparition et qu’elle ouvre sur des possibilités sentimentales fortes, elle n’en demeure pas moins synonyme de disparition de l’Autre. Là aussi, des ambivalences sont créées. Les envies sont pourtant tenaces, comme le rappelle ce très beau dialogue entre Ellis et un père au bord de la déroute. La réalité et le pragmatisme sont bien trop forts par rapport à ce système de représentation. La mythologie n’est plus. Seul reste l’Homme. Heureusement, diront certains. Mais à quel prix, rétorqueront d’autres.

Mud est une œuvre plurielle, ambitieuse, riche et puissante. Le film confirme tout le talent du jeune cinéaste. Aux côtés de James Gray, Jeff Nichols se pose bel et bien comme l’un des plus grands réalisateurs américains contemporains. L’avenir lui appartient, clairement.


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