Ingrid Hayes, "Les limites d'une médiation militante. L'expérience de Lorraine Cœur d'Acier, Longwy, 1979-1980", Actes de la recherche en sciences sociales, mars 2013, N°196-197, pp. 84-101.
Lorraine Cœur d'Acier (LCA) fut l'une des plus célèbres "radios libres" (dites à l'époque Radios Locales Privées) avant que celles-ci ne soient autorisées (loi du 9 novembre 1981) et ne passent, pour la plupart, dans le secteur commercial (modèle économique avec financement publicitaire), ou disparaissent... L'article démonte l'évolution d'une radio militante, radio syndicale (CGT/PCF) des luttes ouvières dans la sidérurgie, en radio culturelle. Il pose la question de la définition de la "culture ouvrière" et de la relation des intellectuels à cette "classe ouvière".
Travail d'histoire récente : certains acteurs sont encore accessibles pour des témoignages, des explications. Ingrid Hayes a pour chantier socio-historique la relation qui s'établit entre les ouviers et les intellectuels alors que la radio faisant appel à des journalistes professionnels subit une mutation sociologique plutôt inattendue.
Cette histoire est-elle celle d'une dépossession ou d'une appropriation culturelle ? En effet, très rapidement, cette "radio de luttes" informe de moins en moins sur les problèmes des ouvriers sidérurgistes et de leurs familles et, de plus en plus, traite de questions culturelles. Les intervenants "intellectuels", qui, de facto s'emparent de la radio, appartiennent en majorité au secteur socioculturel régional (enseignants, animateurs, etc.).
L'article décrit l'intérêt pour la culture légitime, émancipatrice de leur point de vue, que déclarent et manifestent les personnes des familles ouvrières, notamment les femmes. C'est l'occasion d'une réflexion, à peine ébauchée, sur la vulnérabilité apparente des familles ouvrières à la culture de la télévision et de la radio commerciales (Grandes Ondes) et de ses people (Louis de Funès, Claude François, Michel Sardou, Serge Lama, Bernard Lavilliers et même Jean Ferrat, etc.). Mais y croient-elles ? Quelle place occupe cette culture de média dans leur vie, dans leurs loisirs ? Distraction ou opium pour le peuple ? On pense aux travaux de Richard Hoggart sur la "culture du pauvre" (The Uses of Literacy, 1957).
Les débats évoqués dans cet article ont traversé l'histoire des Partis communistes (l'idée de "révolution culturelle", de "Proletkult") et ils émergeront dans l'après 1968, par exemple, dans la conception d'un quotidien comme Libération qui voulait alors, comme Lorraine Cœur d'Acier, "donner la parole au peuple" (dans la première version, sartrienne, du journal : 1973-1981).
Les journalistes militants, plus ou moins parisiens, "intellectuels" mais proches, alliés des ouvriers, ont fait de Lorraine Coeur d'Acier un agent de socialisation et un révélateur de contradictions (de classes ?) délicates à énoncer et à reconnaître.
La culture des mass-médias, des variétés, de la BD, des magazines "sportifs" ou "féminins", des séries télévisées, des romans photos, des spectacles sportifs pose depuis toujours problème à ceux qui se considèrent comme détenteurs d'une légitimité culturelle universelle et qui prétendent faire des médias des vecteurs d'éducation et se croient investis (par qui ?) d'une mission. Culture impopulaire ?
L'article invite à penser la place qu'occupent les médias dans la culture quotidienne, ce qu'ils traduisent, ce qu'il supposent, ce qu'ils font... L'économie des médias (ciblage, planning) n'apporte pas de réponse à cette question qui semble prendre, avec la culture des smartphones, une nouvelle dimension.
Auto-collant reproduit dans l'article, p. 101.