Photo Reuters
Chaque 8 mai, toute l'Argentine catholique (pratiquante) fête Notre-Dame de Luján, la sainte patronne du pays, une tradition qui remonte aux temps coloniaux. Depuis samedi dernier, la ville de Luján est en fête, avec des célébrations quotidiennes, et aujourd'hui, c'est aussi le grand pèlerinage national. On est venu des quatre coins du pays pour saluer cette petite Vierge sculptée au Brésil en 1630 et qui, arrivée à cette étape de son chemin vers la maison du riche chrétien qui en avait passé commande, n'a plus bougé, malgré les efforts des hommes pour faire repartir le chariot...
Hier, l'Osservatore Romano avait annoncé que la Vierge de Luján présiderait l'Audience générale de ce matin sur la place Saint-Pierre et ainsi en a-t-il bien été. Arrivé sous le dais central, le Pape a reçu des mains d'une fillette un petit bouquet de fleurs blanches qu'il a déposée, selon sa coutume (1), au pied d'une copie de la statue, dans sa forme contemporaine (2). Un peu plus tard, lorsqu'il a salué en espagnol ses compatriotes linguistiques, il a ajouté, avec un large sourire, une petite phrase pour s'unir d'intention à la fête argentine :
"En este día en el que se celebra Nuestra Señora de Luján, celestial Patrona de Argentina, deseo hacer llegar a todos los hijos de esas queridas tierras mi sincero afecto, a la vez que pongo en manos de la Santísima Virgen todas sus alegrías y preocupaciones". Pape François
"En ce jour où l'on célèbre Notre Dame de Luján, Patronne céleste de l'Argentine, je souhaite faire parvenir à tous les fils de ces terres bien-aimées mon affection sincère, tandis que je dépose entre les mains de la Très Sainte Vierge toutes leurs joies et leurs soucis". (Traduction Denise Anne Clavilier)
Comme il fallait s'y attendre, cette phrase a soulevé des mouvements d'enthousiasme bruyants dans un carré de la place et le Pape a alors joué avec les fidèles en sortant de son texte et en riant : "¡Si! Un fuerte aplauso para la Virgen de Luján. ¡Más fuerte! No escucho". (Oui ! On applaudit très fort la Vierge de Luján. Plus fort ! Je n'entends pas), petites improvisations qui ne sont pas reprises par les communiqués officiels des équipes de communication du Vatican (qui se contente de reproduire les textes traduits et préparés d'avance - et ce n'est pas bien grave puisqu'elles mettent aussi gratuitement à disposition de tous les internautes les enregistrements vidéos de l'intégralité des audiences, qui sont en ligne dès le lendemain).
Entrefilet de
l'Osservatore Romano
La Nación s'est fendue d'un article dans la matinée, où, pour ne pas changer (3), elle dit quelques âneries, entre autres que c'est la première fois que le Pape mentionne son pays natal depuis son élection. Ils doivent être sourds dans cette rédaction ! El Tribuno, dans l'édition de Salta, a lui aussi publié un petit article, plus respectueux du fonds religieux et qui annonce aussi que l'AFIP, le Trésor Public argentin, facilitera les démarches administratives de sortie du territoire et l'acquisition de devises étrangères pour les pèlerins argentins se rendant au Brésil, aux JMJ, en juillet (car l'achat de dollars est très sévèrement réglementé en Argentine depuis un an, ce qui a fait prospérer un marché noir où la devise internationale atteint des niveaux absurdes), comme le Nonce apostolique l'a fait savoir récemment. Nouveau signe de bonne volonté du Gouvernement argentin envers l'Eglise, après le retournement inattendu de Cristina de Kirchner le 19 mars dernier (voir mon article du 19 mars 2013) (4).
Et pour nous mettre à l'heure de Luján, je vous propose Madrecita gaucha de Luján (5) (Bonne mère bouvière de Luján), la prière composée par le Père Carlos Miguel Buela (6) en 1980, destinée à être chantée, sous forme de tango (musique citadine) ou de milonga (musique rurale), en l'honneur de cette Vierge emblématique.
¡Virgen gaucha!, que sabes de carretas, boyeros y negritos, de abrojos y rocío en el vestido; que has escuchado el susurro de miles de confidencias de muchas generaciones de argentinos. ¡Escúchame!
Vierge bouvière ! Qui en sait long sur les charrettes les bouviers et les braves gens (7) les chardons (8) et la rosée sur le vêtement qui as écouté le murmure de milliers de confidences de nombreuses générations d'Argentins. Ecoute-moi ! (Traduction Denise Anne Clavilier)
¡Misterio de la Mujer que espera junto al río a sus hijos peregrinos! Soldados y viajeros, gauchos y estudiantes, trabajadores y niños. ¡Yo te amo!
Mystère de la Femme qui attend (9) au bord de la rivière ses enfants pèlerins ! Soldats et voyageurs, bouviers et étudiants, travailleurs et enfants. Je t'aime ! (Traduction Denise Anne Clavilier)
¡Madre de Dios y de mi Patria! que has visto a tus pies al gran Belgrano, al egregio San Martín, a los valientes de Pueyrredón y a tantos otros héroes. ¡Te alabamos!
Mère de Dieu et de ma Patrie ! Que as vu à tes pieds le grand Belgrano, l'inestimable San Martín les vaillants de Pueyrredón (10) et tant d'autres héros (11). Nous te louons. (Traduction Denise Anne Clavilier)
Madre de Belén y del Calvario, sola esperanza de los hombres atribulados. Quiero gritar -¡si no las piedras lo harían!- que mi Patria tiene una madre y que se llama María. ¡Ayúdanos!
Mère de Bethléem et du Calvaire unique espérance des hommes soumis aux tribulations je veux crier – sinon, les pierres le feraient ! (12) que ma Patrie a une mère et qu'elle s'appelle Marie. Aide-nous ! (Traduction Denise Anne Clavilier)
¡Fondo del alma argentina!, vengo a decirte que estés cada vez más linda, cada vez más gaucha, cada vez más argentina. ¡Yo te canto!
Fonds de l'âme argentine ! Je viens te dire que tu es de plus en plus belle de plus en plus bouvière de plus en plus argentine. Je te chante ! (Traduction Denise Anne Clavilier)
Photo AFP
Pour aller plus loin : lire l'article de New VA (en espagnol). Il contient la traduction complète de la catéchèse donnée ce matin en italien et l'intégralité de la salutation aux pèlerins de langue espagnole lire l'article de La Nación lire l'article de El Tribuno (Salta) vous connecter à la PageFacebook de la Vierge de Luján, où vous trouverez l'intégralité de ce texte. Pour lire un autre tango dédié à la Vierge de Luján, voir le chapitre consacré à Luis Alposta, dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, que j'ai publié en janvier 2011 chez Tarabuste Editions (numéro spécial 2010 de la revue Triages).
(1) C'est ainsi qu'il a procédé deux fois déjà, à la Basilique Sainte-Marie Majeure à Rome, le lendemain de son élection et à nouveau samedi dernier, le 4 mai, pour le chapelet de la fête des Confraternités. (2) La statue ancienne a été enveloppée de cette grande mante à la mode hispaniques et aux couleurs nationales (bleu ciel, blanc et or), qui laisse tout juste voir son visage et ses mains et c'est sous cette forme conique et rayonnante qu'elle est connue et vénérée et que vous la trouverez dans un nombre considérable d'églises et de chapelles en Argentine ainsi que sur le pare-brise de très nombreux chauffeurs de taxi, dans la cabine des conducteurs de bus, derrière la caisse dans des boutiques de toutes sortes (les bouchers, les marchands de quatre saisons, les traiteurs, les boulangers, les quincailleries et autres marchands de couleurs, certains restaurants et magasins de vêtements ou de chaussures, y compris les chausseurs spécialisés dans le tango, les kiosques à journaux...).. L'aspect original de la statue, que je vous ai montré dans mon article n° 3000, est inconnu au bataillon dans le pays. Seuls les personnes qui sont descendues dans la crypte de la Basilique de Luján la connaissent. Ici, l'image est ceinturée d'un chapelet, ce qui est presque toujours le cas dans les églises argentines. (3) C'est tout de même terrible que sur la religion, ce sujet qui façonne l'histoire, la culture, les valeurs d'une société, la vision anthropologique du monde, on ait dans la presse nationale argentine le choix qu'entre le n'importe quoi malveillant et acrimonieux de Página/12 (qui néanmoins s'amende progressivement, Dieu soit loué !) et le n'importe quoi creux et anecdotique de La Nación, Clarín et La Prensa, qui passent à gauche pour des soutiens indéfectibles de l'Eglise (!!!) alors qu'ils sont en fait les exploiteurs d'une religion qu'ils transforment eux-mêmes en ce que Marx a dénoncé comme opium du peuple et qu'ils utilisent comme la vie privée des vedettes pour bourrer la tête de leurs lecteurs de trucs débiles qui ne servent à rien. Ou, selon une formule d'un dirigeant de télévision privée français, qui préparent "du temps de cerveau disponible pour Coca Cola". (4) Il n'y a pas longtemps, il est probable que le Gouvernement aurait argumenté que pèlerin ou pas, tout le monde était au même régime et qu'il ne lui appartenait pas d'aider ces jeunes à faire le voyage, que ce voyage relevait d'un choix de vie privé qui ne regardait pas l'Etat, que les parents et les familles au sens large n'avaient qu'à se débrouiller pour aider leurs rejetons, etc... (5) Luján est considérée comme une ville gaucha par excellence. Elle est un centre urbain en pleine zone rurale. De ce point de vue-là, elle est le contraire sociologique et culturel de Buenos Aires. Or l'Argentine (Buenos Aires y compris) se vit comme un pays profondément rural et ce n'est pas complètement une vue de l'esprit. (6) Ce prêtre a fondé en 1984, à San Rafael, dans les Andes argentines, l'Institut du Verbe Incarné, qui comporte une branche rassemblant des prêtres, une autre des religieuses et un tiers-ordre regroupant des laïcs. Cet institut est marqué par les exercices spirituels de saint Ignace. Il a plutôt mauvaise réputation en Europe où son origine historico-géographique le classe d'emblée parmi les mouvements rétrogrades de l'Eglise. A ce titre, la revue catho-gauchiste Golias lui a taillé des croupières. En fait, nous avons beaucoup de mal en Europe à comprendre l'importance des enjeux de construction nationale en Amérique Latine parce que, pour ce qui est de nos propres pays, nous les avons dépassés et résolus à travers la Révolution Française et ses répliques sysmiques pendant cinquante ans encore. Mais en Amérique Latine, ces questions sont toujours ouvertes. Il est donc normal qu'elles apparaissent aussi dans les enjeux spirituels (c'était notre cas il y a quelques siècles). Nous allons vite à condamner ce qui ne nous touche plus de manière vitale. En revanche, il est probable que cet Institut doive s'acclimater pour s'installer en dehors de son continent d'origine, mais c'est le cas de tous les mouvements, qu'ils soient spirituels, culturels, politiques ou autres (et cette règle s'applique tout autant aux individus qui migrent à titre personnel ou familial). (7) Allusion aux élements du miracle de 1630 : la charrette est celle qui transportait la statue et qui s'est inexplicablement embourbée jusqu'à restée fixée sur place, les bouviers sont ceux qui conduisaient cette charrette tirée par des bœufs. Quant aux negritos (qu'on peut traduire en langage d'aujourd'hui les braves ou les pauvres gens), c'est une allusion à Negro Manuel, l'esclave qui accompagnait la statue depuis Rio de Janeiro et qui a consacré sa vie au sanctuaire naissant : il est mort très âgé en odeur de sainteté à Luján, près de la statue, et il a été enterré dans le sanctuaire initial. Voir mon article n° 3000, où vous verrez que le Pape développe les mêmes éléments fondateurs de la piété de Luján et en tire les mêmes conclusions. Je ne connais pas le déroulé de la messe mais il est plus que probable que cette prière ait fait partie de la liturgie de ce 8 mai 2010 et que l'homélie ait été à dessein rédigée en écho avec elle. (8) Je pense que l'auteur fait ici allusion à la flore locale. La Basilique s'élève au milieu de la pampa (comme la cathédrale de Chartres, ville à laquelle Luján est jumelée, au milieu des champs de blé de la Beauce) et au bord du Luján, la rivière dont il va être question dans le couplet suivant. Pour un Français, à Luján, il est difficile de ne pas penser à Charles Péguy, tant la ressemblance avec Chartres est frappante. (9) Je suis à peu près sûre que l'auteur pense ici à un livre emblématique de la portègnitude qu'est El hombre que está solo y espera (l'homme qui est seul et qui attend), de Raúl Scalabrini Ortiz dans les années 30. Cet essai et son titre proverbial (cet homme, immigrant qui ne parvient à se marier ni à fonder une famille, est un homme qui attend un bonheur et un épanouissement qui ne viendra jamais) sont emblématique de la désespérance argentine que le Père Buela retourne ici comme un gant. Il change l'homme en femme et travaille le double sens de esperar, verbe qui en espagnol signifie à la fois attendre et espérer (la seconde acception relevant d'abord et avant tout d'une attente de Dieu et non pas d'une attente purement humaine). (10) Trois personnages clés de la guerre d'indépendance. Les vaillants de Pueyrredón sont peut-être les civils qui ont pris les armes, sous le commandement de Juan Martín de Pueyrredón, pour aller reprendre Buenos Aires aux Britanniques en 1806, donc avant même la Révolution de Mai. (11) C'est le genre de lien avec l'histoire nationale qui insupporte en Europe, où nous n'avons plus besoin d'exprimer notre patriotisme dans notre vie spirituelle. Mais les Argentins, eux, éprouvent encore et toujours ce besoin et cela ne va pas s'arrêter demain matin... (12) Citation évangélique tiré de Luc 19, verset 40. Alors que des juifs ritualistes demandent à Jésus de faire taire ses disciples qui l'acclament, parce que ce sont des gens de peu et des ignorants qui sont à la limite du blasphème, Jésus leur répond que si les pauvres se taisent, alors les pierres crieront. Or Luján est par excellence un sanctuaire de piété populaire. Les pèlerins y sont essentiellement des gens modestes.