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Elena's Aria, Anne Teresa De Keersmaeker et les cons

Publié le 19 mai 2013 par Petistspavs

J'ai eu la chance, dimanche, d'assister au Théâtre de la Ville, à une reprise de Elena's Aria, une des créations de jeunesse d'Anne Teresa De Keersmaeker, présentée pour la première fois en 1984. Je ne vais ni chroniquer ni, surtout, critiquer ce ballet qui m'a profondément touché, remué et interrogé sur ce qu'est la danse, ce qu'est la musique. En effet, je n'ai aucune compétence pour ça. Je me suis précipité en rentrant sur le Noisette (Danse contemporaine, mode d'emploi de Philippe Noisette, Flammarion, 2010) à la  recherche d'une clé et je pense en avoir trouvé une, mais insuffisante pour me permettre d'appréhender l'univers, d'ailleurs multiforme d'ATK (appelons-là ainsi, c'est plus simple) et de savoir pourquoi j'ai autant aimé  Elena's Aria que Rain, ballet répétitif et hypnotique, en osmose avec la musique répétitive et hypnotique de Steve Reich. Il écrit en effet, à propos des premières années de la chorégraphe, "bien vite, l'idée d'Anne Teresa De Keersmaeker est de donner à voir la musique et à écouter la danse". Je ne sais pas dire pourquoi, mais je sens que c'est ça.

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Elena's Aria est une oeuvre de rupture, une oeuvre expérimentale dans laquelle la danse doit trouver sa pulsation, son énergie, presque sans musique. La partie musicale, intermittente, est surtout assurée par la canzoneta de Rinaldo di Capua, compositeur italien du XVIIIe siècle né à Capoue vers 1705 et mort probablement à Rome, vers 1780. Il est l'auteur de l'indestructible O sole mio (It's now or never pour Elvis), entendu plusieurs fois dans la pièce, dan s la première heure en faible sourdine, comme perçu du poste de radio à galène d'un voisin éloigné, puis un peu plus fort, puis de plus en plus fort pour atteindre au final le niveau sonore habituel d'une salle de spectacle qui semble alors, par contraste, tonitruant. Donizetti et Mozart, ainsi qu'une soufflerie assez bruyante, viennent par moments briser le silence, mais c'est bien de silence qu'il s'agit le plus souvent, le silence et le geste, théâtral, magistral, le geste et son indispensable complément, l'immobilité. Et des chaises, des théories de chaises.
S'il y a un argument, une sorte de pitch dans tout ça, ce serait la recherche utopique de l'harmonie, du mouvement d'ensemble. Cinq danseuses, un peu coincées dans leur robe très près du corps, se cherchent, se rejoignent, s'imitent et il y en a toujours au moins une qui n'est pas à l'unisson des autres. Couchée ou recluse dans le coin-lecture, ou prostrée, farouchement individualisée. L'harmonie viendra, mais sera-t-elle heureuse ?

J'ai eu envie de publier ce billet, non pas pour parler de chorégraphie, car je n'ai malheureusement pas grand chose à en dire, mais du public.
On l'aura compris, cette pièce d'ATK n'est pas d'un abord particulièrement aisé. Parfois, il est demandé un effort au spectateur. Parfois, on ne prend pas le spectateur comme un crétin fini incapable d'initiative ou de mouvement. Parfois, le spectateur est parfaitement respecté et considéré comme un être doué de raison, de sensibilité et capable de distancier les choses. C'est vrai du théâtre, de la danse ou du cinéma. C'est le cas des arts visuels et des expositions. Personne, je répète, personne n'est obligé de prendre une place pour un spectacle ou une manifestation quelconque où il est évident qu'il va se faire chier. Or, j'ai assisté cet après-midi, à un concert grandissant de toux (c'est fou ce que les catharreux fréquentent les salles de spectacles), d'éternuements, de bruits de sièges malmenés, de papiers froissés, de sacs en plastique sonore manipulés, de baillements appuyés. Et moins d'un quart d'heure après le début de la représentation, les fauteuils claqus par ceux qui ne supportaient vraiment pas, et pendant une heure, ceux qui s'étaient montrés patients, mais faut pas déconner et qui sortaient bruyamment, et sans aucune considération pour les deux ou trois spectateurs qui auraient, par hasard, eu envie de suivre le ballet, claquaient les portes en sortant. J'ai vu des daubes au théâtre, comme ailleurs, comme tout le monde. Mais les cons riaient, ne fuyaient pas.
Ah oui, c'était ça mon sujet. Lorsque nous sortions ensemble E. et moi, nous étions à la fois étonnés et sans doute un peu effrayés par le besoin de rire des spectateurs de tout en n'importe quoi. Des rires très sonores, très appuyés. Des rires de connivence, les pires, celui des gens qui savent, et le rire bruyant de tous ceux qui se raccrochent au moindre trait d'esprit pour s'esclaffer, même lorsque l'humour est (ce n'est pas de moi) l'élégance du désespoir.
Je n'ai pas entendu rire pendant Elena's Aria mais je n'avais jamais vu autant de spectateurs fuir, bruyamment en sans respect pour les autres spectateurs, mais surtout pour les (magnifiques) danseuses, certains sans courage, profitant du départ des autres pour se lever, déranger toute une rangée et se retrouver dehors, libres enfin de revenir à leur condition méprisable (oui, ce n'est pas gentil, mais ces gens ont gâché en partie mon plaisir) et de se faire tremper, car à Paris, la pluie a été torrentielle.
Je m'interroge donc, et je vous livre cette réflexion, à vous qui passez ici et n'êtes probablement pas comme ça : c'est quoi cette histoire ? On a l'impression que pour beaucoup de gens, plus qu'avant, mon âge avancé me permet d'en témoigner, le plaisir se confond avec le fun. La découverte, l'étonnement, la remise en cause personnelle semblent étrangers à une partie de la population spectatrice, pas forcément majoritaire, mais qui, par son comportement hyper-actif (tu te rappelles cette pièce nordique avec Camille et une étendue d'eau, le bougeotement de plein de spectateurs ?) dérange tous les autres.

Cet après midi, les applaudissements nourris et prolongés de celles et ceux qui n'avaient pas fui la création, la nouveauté et éventuellement une certaine difficulté à accéder à l'art, à la fin de la représentation, ont fait chaud au coeur. Ma jolie petite voisine a applaudi, après avoir abondamment baillé. Il m'a semblé que c'était vraiment une bonne réaction.
Mais dehors, la pluie ne s'était pas abattue que sur les cons. Rentrer était un acte sportif.


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