Écrire en peintre
Romain Verger
C’est à Arthur Roessler, ami du peintre, que l’on doit la parution de ces poèmes. Mais s’il les fit connaître, il leur porta tout autant préjudice en les amendant. Ce versant méconnu de l’œuvre d’Egon Schiele ne nous est parvenu sous sa forme originale et non tronquée qu’en 1977. Ce n’en est pourtant ni la part maudite, ni l’enfer : nettement moins perturbante que ne le sont ses peintures et dessins, sa poésie confirme que Schiele est d’abord peintre et qu’il ne cesse de l’être lorsqu’il écrit, trouvant dans les ressources de la langue de quoi questionner les matières, les couleurs et les ombres. Le plaisir qu’il trouve aux compositions lexicales ("troncs-pupilles", "étangs-miroirs", "arbres-régates", "arbres-tempête"...) ne relève-t-il pas d’une autre forme de mélange appliqué à la langue, palette où les mots s’allient en poème ?
Poésie de peintre en ce qu’il se dit "voyant", appréhendant essentiellement le monde par la vue, trouvant en celui-ci matière à se griser d'images. Ce sont "les troncs-pupilles qui s’enchevêtrent", les yeux des oiseaux dans lesquels "[il] [s]e voyai[t] rose avec des yeux brillants" ou l’évocation du "long voyeur portant lunettes". Sa poésie est traversée de couleurs et de lumières éclatées en touches impressionnistes, comme dans les rêves ou les hallucinations, au point qu’elles s’y mélangent parfois outrancièrement, en des sortes d'essais de textures faits à même la palette : le "brun-vert-passé", "le pré vert-gris-orange", ou bien encore le "vert-jaune, vert-bleu, vert-rouge, vert-mauve, vert-soleil et vert-frisson" du parc. Les contrastes l'emportent par moments, rappelant ses dessins : ainsi de "la ville noire" sous "le ciel blanc". Parfois, à l’inverse, les sujets s’évanouissent dans le fond à la manière d’une estampe ou d’une aquarelle : "points jaunes sur fond jaune" : "Dehors, dans un champ-couleur
se sont fondues des silhouettes colorées,
les bruns paysans broussailleux au bord du chemin brun
et des jeunes filles jaunes dans le champ de muguets".
L’œil y est omniprésent, perçant et dérangeant comme l'est celui dont il nous fixe dans ses autoportraits, d'un strabisme exprimant peut-être ce basculement d’un regard tourné vers l’extérieur à une vision intérieure, endoscopique qui, en pleine diffusion des théories freudiennes, scrute "la torture de la pensée", les "effrayantes douleurs au-dedans, dans l’âme", "l’éternel état de rêve" dont parle Schiele dans ses poèmes. Strabisme encore pour marquer son anti-conformisme, sa divergence de vue avec la morale bourgeoise et bien pensante de l’époque, et plus encore avec l’académisme : "et je ris / en peignant pour moi-même l’hiver blanc en été".
Si Schiele est réputé pour ses représentations de la figure et du corps humains, ses poèmes s’ouvrent au paysage. Il y dépeint notamment la campagne qu’il rejoint après avoir quitté Vienne en 1911. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’évocation paysagère nous parle encore du corps, lorsqu’elle n’en est pas l’écrin. La nature possède une dimension charnelle et érotique : "Les arbres-colonnes traçaient justement des lignes vers le lointain, / en s’affaissant / sensuellement dans leur rondeur-longueur ; je pensai à mes visions-portraits colorées." De ces champs balayés par le vent, des "routes mouillées" ou plaines pluvieuses, se détachent des figures d’humbles paysans laborieux, joueur aveugle d’orgue de barbarie ou des "oiseaux grelottants". C’est une autre manière de se positionner, à rebours de la bourgeoisie et de l’aristocratie urbaine : "j’ai maudit aussitôt l’argent (...) ce vénal, l’argent-profit". Lorsqu’elle est évoquée, la ville se trouve assombrie par l’ombre paternelle, figure hantée par la chute et la mort : "Commencèrent les temps morts et les écoles sans vie. / J’arrivai dans des villes mortes, sans fin, et je portai mon deuil. / À cette époque, je vécus l’agonie de mon père".
Le père frappé par la syphilis va profondément marquer l’imaginaire du peintre, au point de nouer dans son esprit, et d’une manière indélébile, la sexualité à la mort. De même que les chairs féminines aux silhouettes cachectiques ont des reflets verdâtres de viande putréfiée dans ses peintures, elles se nimbent dans les poèmes de la "pâleur morte" des fantômes, comme cette "dame bleue dans la verdure" ou ces "jeunes filles blafardes et blanches [qui lui] montraient / leurs jambes noires et leurs jarretelles rouges et parlaient avec des doigts noirs". La poésie de Schiele ne cesse de tisser ensemble les pulsions de vie et de mort ("comme c’est bon ! – Tout est mort vivant"), elle résume assez justement cet être déchiré et habité par la contradiction : "Je suis Homme, j’aime la mort et j’aime la vie".
Texte initialement publié en 2008 sur mon site personnel.
Egon Schiele, Moi, éternel enfant, Éditions Comp’act / L'Act mem, 1998. Trad. : Nathalie Miolon