Le nom de la collection dans laquelle paraît ce livre
composé à quatre mains et à double regard renvoie à un recueil de Reverdy
publié en 1918, illustré par Matisse : Les
Jockeys camouflés. Trois textes, « Les jockeys mécaniques »,
« Autres jockeys, alcooliques » et « Piéton » composaient
cette plaquette évoquant un paysage et des silhouettes presque fantastiques. Des
paroles qui viennent « de plus loin que la mer » y esquissent une
série d’images jouant de l’ombre et de la lumière : « Il y a des
lueurs sur le fond noir du ciel/Il y a des lumières qui courent entre les
étoiles/Il y a des yeux qui s’ouvrent à la lueur des étoiles ».
Près d’un siècle plus tard, le cheval
s’est métamorphosé en chat, et la course a ralenti jusqu’à devenir marche. Marche nocturne, donc, pour ces
piétons d’un autre siècle qui traversent la nuit jusqu’à l’aube en croisant des
images et des textes, en imaginant des rencontres mêlant le visuel au verbal.
Les images sont les photos prises par La Rochegaussen, les textes sont les
légendes composées-sélectionnées-prélevées-montées par Jean-Jacques Viton.
Soixante-cinq étapes, donc, fractionnent une durée qui s’articule en instants
d’espaces, en détails désarticulant le réel urbain et son bric-à-brac plus ou
moins classique (passants anonymes, prostituées, enseignes lumineuses, petits
pans de murs noirs, intérieurs d’église, façade de gare, cage d’escalier,
écrans vidéo, phares éblouissants, bouches de métro). « Chaque pas que
nous faisons est plus qu’un voyage » écrivait Reverdy. Ici, chaque station
photographiée ouvre une possibilité narrative : la légende — un
énoncé dégagé en dégagement : espèce d’espace dirait Pérec — contient les
prémisses d’un roman policier, d’un thriller, d’une passion amoureuse, d’un crime,
et, plus rarement, d’un conte ou d’une nouvelle fantastique. Celui qui parle
peut dire « je », il lui arrive d’apostropher l’autre, ou d’arracher
la parole depuis les choses et la matière, les tissus et la pierre, les murs et
les combles. Se confrontant aux limites imposées par le cadre du point de vue
choisi par le photographe, il fait écho à une voix première qui a été perdue, à
une figure qui n’est plus, qui reviendra peut-être, une fois le livre accompli.
Ce narrateur intermittent invente ou prélève des énoncés (certains sont
présentés entre guillemets) qu’il accroche à une double page fonctionnant
toujours comme un diptyque mobile, un système duel et duo qui scande le temps
en découpant des fragments d’espaces. À chaque fois un nouveau mystère, le
réveil d’une fiction, l’amorce d’un dialogue qui paraissent sortir de l’ombre
flottante de la nuit. La voix, ici, revient de l’image, provient d’autres
livres, survient d’outre-tombe. Elle émerge d’une obscurité de moins en moins
dense et allume la photo qu’elle accompagne. Elle constitue un « moteur en
avant » (Reverdy là encore) qui conduit au jour.
Il suffit d’une voix pour éclaircir et pour déplacer les ombres : les
impressions et les sensations basculent, hésitent, attirent les fantômes et les
revenants, caressent ou agressent les matières et les corps. Une voix dont on
ne connaît ni l’origine ni la fin, mais dont les accents apprivoisent les
lueurs de la nuit souvent teintées de rouges et alimentées de lueurs
artificielles. La nuit, justement, s’ajourne et, au fil des clichés, se laisse
tenter par le soleil et des morceaux de ciel de plus en plus affirmés :
« vient alors la rosée glaciale ». Parallèlement, il suffit d’un
flash pour maquiller et mettre en scène certains éclats sonores qui trouvent
dans le saisissement du vertige que constitue toute photo l’occasion d’une
nouvelle perspective. Monde en poses, monde en proses.
[Anne Malaprade]
Jean-Jacques Viton + La Rochegaussen, Catwalk,
livre non paginé, Bazar éditions, 2013.