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Bon sang, larmes heureuses. John Dowland par Thomas Dunford

Publié le 21 mai 2013 par Jeanchristophepucek

 

Sir William Segar Portrait d'homme au pourpoint noir

Attribué à Sir William Segar (Angleterre ?, c.1554-Richmond, 1633),
Portrait d'homme au pourpoint noir
, c.1605

Huile sur panneau de chêne, 100 x 80,6 cm, Londres, Tate Gallery

 

« Bon sang ne saurait mentir » se dit-on en posant sur sa platine le premier enregistrement dont Thomas Dunford assume, à 25 ans, la responsabilité artistique. Pour ses premiers pas, ce jeune luthiste, fils de deux gambistes renommés, Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz, auquel ses talents de continuiste valent de faire partie de nombre d'ensembles de musique baroque, a choisi de se tourner vers un compositeur emblématique, John Dowland, dont il nous livre, en compagnie quatre chanteurs, un florilège de chansons et de pièces instrumentales.

 

Il est difficile aujourd'hui de parler du musicien anglais qui est devenu, avec son contemporain William Byrd (c.1540-1623), un des symboles artistiques de l'époque élisabéthaine, sans verser immédiatement dans les clichés. Bien sûr, il serait vain de nier que celui qui se désignait lui-même, dans le titre d'une de ses œuvres, comme « toujours Dowland, toujours dolent » (Semper Dowland, semper dolens) n'incarne pas à merveille la mélancolie qui semble avoir été cultivée comme une fleur rare durant une partie du règne d’Élisabeth Ière, mais il ne faut pas oublier, pour autant, que son art ne se résume pas à ceci. Celui qui est regardé, non sans raison, comme un des compositeurs anglais les plus influents de son temps fut également un des plus cosmopolites, du fait de sa difficulté, qui nous apparaît aujourd'hui assez incompréhensible d'autant qu'elle tient sans doute à de banals motifs confessionnels (Dowland s'était converti au catholicisme), à trouver un poste à la cour d'Angleterre en dépit des liens qu'il y cultivait.

Fuga John Dowland his own hand
Sa carrière se déroula essentiellement à l'étranger, en France de 1579 à 1584 environ, puis de façon épisodique en Allemagne et en Italie – sa présence est attestée à Rome et il dit avoir visité Venise, Padoue, Gênes et Ferrare avant son arrivée à Florence –, avant qu'il accepte une invitation de Christian IV, roi du Danemark, auprès duquel il demeura de 1598 à 1606. Bien que sa renommée fût alors européenne et que ses recueils connussent le succès, il lui fallut attendre encore six ans en vivant parfois d'expédients tout en assistant à la promotion de confrères moins doués que lui, revers dont il s'ouvre amèrement dans la préface de son ultime recueil, A Pilgrimes Solace (1612), avant que la reconnaissance tant attendue lui soit accordée ; le 28 octobre 1612, un poste fut spécialement créé pour lui et il devient le luthiste royal qu'il avait toujours convoité d'être. S'il ne publia plus qu'exceptionnellement après cette date, il resta apparemment actif jusque dans les dernières années de sa vie, puisque les dernière traces documentaires le concernant datent d'un peu plus d'une année avant sa mort, survenue en février 1626.

La musique de Dowland, regardée aujourd'hui comme une émanation parfaite de l'esprit anglais, est, en fait, le produit de la rencontre entre sa culture d'origine et toutes celles avec lesquelles il fut en contact durant un parcours qui l'obligea, comme on l'a vu, à aller chercher fortune ailleurs qu'en sa patrie. Ses pièces pour luth, dont la majorité est composée de danses, voient ces dernières s'éloigner progressivement d'une pratique chorégraphique concrète pour gagner des sphères plus abstraites, tandis que ses chansons portent indiscutablement la trace tant de l'air de cour français que de madrigal italien. Si le style du compositeur tend à gagner en expressivité au fil de ses trois Livres d'airs publiés respectivement en 1597, 1600 et 1603, tous sont marqués par une indéniable capacité à adapter au plus juste les rythmes musicaux pour qu'ils épousent le texte au plus près, comme un vêtement impeccablement taillé et sans fioritures, faisant de la précision et de la concision les gages d'une sobriété néanmoins porteuse d'une remarquable efficacité expressive. De l'emportement de Can she excuse à l'abattement de Sorrow stay, le compositeur rend sensibles tous les états du cœur de l'Homme, dont les revirements sont idéalement mis en scène au travers des alternances d'espoir et de désillusion de Come again.

 

Contrairement à l'habitude qui prédomine dans l'approche de ce répertoire, Thomas Dunford a choisi de confier les pièces vocales de son anthologie non à un soliste, mais à un quatuor vocal constitué de chanteurs confirmés – la basse Alain Buet et le ténor Paul Agnew –, en passe de l'être – le prometteur ténor Reinoud Van Mechelen, concomitamment à l'affiche d'un disque malheureusement inabouti consacré à Purcell chez le même éditeur –, ou en devenir – la soprano Ruby Hugues –, choix historiquement défendable qui apporte à cette réalisation une variété de couleurs et une animation très appréciables. Ce consort de voix, en dépit d'une soprano qui, en cherchant un peu trop à attirer l'attention sur elle, peine à se fondre vraiment dans l'ensemble, se révèle globalement bien équilibré et homogène ;

Thomas Dunford Gerard Collett
il parvient à transmettre les émotions des textes avec beaucoup de justesse, voire un certain panache et une implication dramatique qui rompt avec la tradition instaurée par Alfred Deller et ses nombreux suiveurs qui a eu tendance à faire de l'interprétation de ces chansons quelque chose d'un peu trop lisse et éthéré. Rien de tout ceci dans cette réalisation dans laquelle les mots claquent, les cœurs battent, les larmes coulent avec un naturel assez désarmant, dont il y a fort à parier qu'il ne sera pas forcément du goût de ceux pour qui ces airs tiennent avant tout de la miniature précieuse. Au luth solo, Thomas Dunford fait lui aussi le pari d'une spontanéité de l'approche et d'une franchise du trait qu'il assume avec une aisance apparente assez bluffante. Doué d'une technique impeccable au service d'une inventivité musicale et d'une sensibilité également évidentes, le jeune musicien livre de certaines des pages les plus célèbres de Dowland des lectures finement ouvragées et très abouties qui montrent qu'il a compris et digéré tant les conseils de maturation d'Hopkinson Smith que le style plus « théâtral » de Paul O'Dette, qui furent ses deux principaux maîtres, deux manières entre lesquelles il parvient à opérer une synthèse harmonieuse et convaincante. Si certains points restent, ça et là, perfectibles, si on aurait aimé entendre des pages moins courues, ce coup d'essai se révèle, par l'énergie qui s'en dégage et son refus de céder à une atmosphère uniment mélancolique, une belle réussite, tant du point de vue de l'art du soliste que de ses capacités à fédérer autour de lui une petite équipe de musiciens.

Je vous recommande donc ce premier disque de Thomas Dunford qui s'inscrit avec bonheur dans la discographie pourtant relevée consacrée à Dowland et peut même être considéré comme une anthologie assez idéale pour une première approche de l'univers de ce compositeur. On suivra donc le parcours de ce jeune luthiste avec beaucoup d'attention, en espérant le voir également servir des répertoires moins fréquentés que celui-ci, l'exploration de la musique pour luth étant loin d'être achevée. Pour l'heure, régalons-nous des heureuses prémices anglaises qu'il nous offre — bon sang n'a pas menti.

 

John Dowland Lachrimæ Thomas Dunford
John Dowland (1563-1626), Lachrimæ : chansons et pièces instrumentales

 

Ruby Hugues, soprano, Reinoud Van Mechelen, ténor, Paul Agnew, ténor, Alain Buet, basse
Thomas Dunford, luth & direction

 

1 CD [durée totale : 64'48"] Alpha 187. Ce disque peut être acheté sur le site d'Outhere en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. The King of Denmarke, his Galliard

 

2. Can she excuse

 

3. Lachrimæ

 

Illustrations complémentaires :

 

Fugue manuscrite avec signature autographe de John Dowland (source non précisée).

 

La photographie de Thomas Dunford est de Gerard Collett.


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