Walter Benjamin (1892-1940), Allemand juif, marxiste et
antifasciste, appartient certes à l’histoire de la philosophie et à ces
écrivains qui nourrissent les idées d’un présent mouvant vers le futur. Mais il
se laisse aussi entrevoir par le kaléidoscope de la poésie – certains de ses
textes dans Sens unique ou Images de pensée fonctionnant comme
poèmes en prose -, attiré-repoussé comme d’autres philosophes par cet art.
Platon chasse les poètes de la cité mais Nietzsche écrit des vers et Maria
Zambrano dans Philosophie et Poésie (1946) propose une complémentarité,
dans l’emploi du médium langage, entre une recherche analytique de vérité et un
art de l’extase à paradoxes. Ainsi Walter Benjamin, traumatisé par le suicide
anti-guerre de son jeune camarade d’université le poète Fritz
Heinle en 1914, finira par lui dédier un cycle de 50 sonnets (plus quelques
autres) écrits entre 1915 et 1925, qui donnés en 1940 à George Bataille au
milieu d’autres textes qu’il jugeait importants en fuyant les Nazis, ne
seraient retrouvés à la Bibliothèque Nationale de Paris par le philosophe
Giorgio Agamben qu’en 1981 et publiés en 1986 en Allemagne. Les sonnets de
Walter Benjamin sont de forme classique (4/4/3/3 métrés rimés), peuvent sembler
résonner de Rilke ou Stefan George, ou n’appartiennent apparemment pas à sa
philosophie démystifiante mais quelque part une voix originale alimente,
parfois illumine ces poèmes qui dépassent le thérapeutique ou l’élégie, vers
une poésie pensée. Walter Benjamin, qui dans « La tâche du
traducteur » (1921) offre sa conception exigeante et mystique d’un
« pur langage », qui dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique » (1936) considèrera la perte d’aura de l’art
dans sa multiplication industrielle, qui dans « Thèses sur
l’histoire » (1940) dessinera l’ange de l’histoire allant vers le futur en
se retournant sur les massacres du passé, a peut-être aussi tenté de se
réapproprier l’angélisme de son ami poète et l’aura d’un art qui métamorphose
le langage, en insérant ses particulières images de pensée dans la tradition
occidentale de la savante boîte à musique du sonnet. Temporairement, car comme
semble-t-il, dans son interprétation de l’évolution entre « Deux poèmes de
Friedrich Hölderlin » (1915), les dieux tragiques et la beauté du soleil
peuvent être remplacés par le rayonnement de la pensée.
[Jean-René Lassalle]
Bibliographie sélective :
Sonette, Suhrkamp 1986
Iluminationen, Suhrkamp 1977
(belle anthologie représentative, sans les sonnets)
Traduction en français (choix):
Œuvres I, II, III, Folio Essais 2000.
Sens Unique, 10/18 2001
Images de pensée, Bourgois 2011
Allemands, Théâtre Typographique 1992
Europe n° 1008, avril 2013, numéro spécial sur Walter Benjamin
Il ne m’a pas été possible à ce moment de voir une autre version française des
Sonnets de Walter Benjamin, mais certains auraient été traduits par Philippe
Lacoue-Labarthe et Alexander Garcia-Düttmann.
Sitographie :
•Fritz Heinle, le poète dédicataire des Sonnets de Walter Benjamin, dans Poezibao
•Textes et photos sur Shadowtime, l’opéra avant-gardiste
du compositeur anglais Bryan Ferneyhough et du poète nord-américain Charles
Bernstein sur la descente aux enfers du penseur Walter Benjamin :
•Un philosophe poète vu par un poète philosophe : « Temps
d’ombre », le livret
de Charles Bernstein pour Shadowtime traduit en français par Juliette
Valéry.
Photo ©florence trocmé, exposition Zerstörte Viefalt, actuellement à Berlin : comment l'extraordinaire vie culturelle berlinoise, dans toute sa diversité, a été tuée par les Nazis entre 1933 et 1938....