A quel moment avez-vous souhaité adapter le roman de Yasmina Khadra ?
Ziad Doueiri : La compagnie américaine Focus Features m’a contacté pour savoir si j’étais intéressé pour adapter le livre de Yasmina Khadra. J’étais à Beyrouth quand j’ai lu le livre et j’ai senti que c’était très fort. Ce que j’ai aimé ce n’est pas le côté politique, c’est la dimension humaine. En lisant le livre j’étais dans une période de crise dans ma vie et je me suis demandé si j’avais envie, en plus, de rentrer dans les problématiques du Moyen-Orient, parce qu’on a déjà vu beaucoup de films sur ce sujet. Mais dans ce livre il y avait un aspect qui dépasse le Moyen-Orient, finalement cette histoire aurait pu se dérouler en Amérique du Sud ou n’importe où. C’est l’histoire d’un homme qui est à la recherche de la vérité. J’ai rencontré le patron de Focus Features à New York et je lui ai demandé : « Vous êtes une compagnie américaine, et les Américains ne s’impliquent jamais dans des films étrangers, qui de surcroit, ne sont pas en langue anglaise. C’est un film en arabe et en hébreu sur un sujet chaud. Pourquoi vouloir produire ce film ? »
J’étais très surpris qu’un Américain me propose ce film, qu’un Français le fasse je comprends, car nous avons des échanges culturels, historiques,… Il m’a simplement répondu que le sujet l’intéressait. Nous avons donc signé un contrat, je suis rentré au Liban et j’ai commencé à écrire le scénario. Un an plus tard, tout a été arrêté. La raison n’a jamais été très claire, mais je pense que c’était une question de scénario parce qu’on montre un point de vue. Et pour l’Amérique, quand il s’agit de terrorisme c’est Noir et Blanc, tu ne peux donner aucune justification à ça…
Le film a pu se faire grâce aux producteurs français Jean Bréhat et Rachid Bouchareb de 3B Productions. Après trois ans de négociations avec les Américains on a finalement récupéré les droits et on a pu faire le film. Et ce qui est ironique c’est que quand cette société américaine a vu le film à Toronto, ils ont décidé de le distribuer, et c’est eux qui distribuent le film aux Etats-Unis maintenant.
Plus qu’un film sur le conflit Israélo-Palestinien, « L’Attentat » traite surtout de la dimension humaine, du parcours d’Amin (Ali Suliman). Et l’une des forces du film c’est que le spectateur suit le même parcours psychologique que le personnage principal…
En tant que citoyen libanais, j’ai vécu de grandes guerres. En 1982 par exemple avec l’invasion israélienne au Liban. C’était une guerre très sanglante. J’ai quitté le Liban pour aller étudier le cinéma aux Etats-Unis. Et après les horreurs que j’avais vu, j’étais – je l’avoue – anti-juif. Mais j’étais un gamin, j’ai grandi pendant la guerre, et tu ne peux pas demander à un enfant d’être objectif. Avec le temps qui passe, tu évolues, tu fais des rencontres…
A mon arrivée à Los Angeles, où j’ai étudié le cinéma, j’ai rencontré beaucoup d’étudiants de confession juive, je me suis soudainement retrouvé face à mon ennemi. Et ce n’était plus un pilote qui me bombardait, c’était un étudiant comme moi. J’ai appris à les connaître, et puis je suis parti en Israël…
Un libanais qui va en Israël, c’est comme un juif en 1945 qui va prendre un café à Berlin… Il y a un passé chargé quand même. Avant j’avais peur de cet ennemi sanglant, aujourd’hui je n’ai plus cette peur, j’ai compris. Je ne dis pas que ce qui se passe en ce moment n’est rien, on le sait il y a un occupant et un occupé, mais mon cheminement personnel est différent.
Ce qui était bien dans ce roman c’est qu’il met le doigt sur le fait qu’il y a 2 perspectives à un conflit. Yasmina Khadra l’avait tellement bien décrit dans son film que ça m’a fait avancer. Et du point de vue d’un cinéaste, l’ambiguïté des personnages dans une histoire est très intéressante. Il y a des films avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre, ça fonctionne toujours, mais dans ce conflit, le bon et le méchant on l’entend depuis 50 ans, il n’y a rien de nouveau. Dans mon film on s’aperçoit qu’il n’y a pas de bons, ni de méchants. Je ne sais pas comment les gens en Palestine et en Israël vont réagir en voyant ce film, mais le fait de nuancer les personnages et de montrer que ton opposant à aussi un point de vue renforce le personnage, et c’est ce qui m’a intéressé dans le livre. Ce livre m’a énormément touché.
C’est là tout le sujet du film, la complexité de l’être humain…
C’est vrai, et c’est là que je remercie beaucoup Khadra. Avant de réaliser le film j’ai lu tous ses livres pour entrer dans sa tête. C’est quelqu’un qui prend la dimension humaine et la pousse jusqu’au fond. Il n’a pas peur de prendre son personnage principal et de le mettre dans la pire et la plus violente des situations. C’est un matériel irremplaçable. Ce roman est très conflictuel et j’ai essayé d’y être le plus fidèle possible. Il y a des choses à propos desquelles Yasmina Khadra a été déçu, mais il a reconnu la qualité du film.
Lesquelles ?
Ce qui l’a ennuyé c’est que j’ai changé la fin de son roman. Je l’ai changé pour des raisons personnelles, je voulais rester plus avec le personnage.
Quelle a été la plus grosse difficulté ? Trouver un lieu de tournage, un financement,… ?
Honnêtement, ça a été l’argent. Quand les Américains se sont retirés du projet on a demandé des financements : Fonds sud a refusé, Arte a refusé,… 3B a produit le film mais on l’a fait avec la moitié du budget qu’on aurait dû avoir normalement. Ça a vraiment été la plus grosse difficulté. Jean Bréhat, le producteur, m’a dit « on le fait avec cet argent ou on ne le fait pas, qu’est-ce que tu préfères? » Nous nous sommes battus pendant 6 ans pour ce film donc on a foncé.
Les déceptions sont arrivées plus tard, quand le Qatar s’est retiré du film. Ils ont donné de l’argent mais ils n’ont pas souhaité que leur nom apparaisse au générique à cause du sujet. Si l’Egypte et le Qatar se sont retirés du film, c’est parce qu’il y a des acteurs israéliens au casting. Pour eux c’est infaisable de financer un film avec des acteurs israéliens et filmé en Israël. C’est un tabou énorme dans le monde arabe. Ils n’avaient pas de problème avec le film lui-même mais comme il a été filmé en Israël avec des comédiens israéliens et que je montre le point de vue israélien, pour eux, c’est comme prendre partie. Les gens ne sont pas prêts à voir l’autre point de vue, et honnêtement, il y a 10 ans j’aurais eu du mal à faire ce film. C’est une évolution interne qui doit se faire. Mais si les cinéastes et les artistes ne prennent pas la pierre pour l’examiner de tous les côtés, si nous ne grattons pas la terre pour voir ce qu’il y a en dessous ce n’est pas les gens qui vont le faire d’eux-mêmes.
Mais je n’ai pas fait ce film pour faire passer un message politique, je l’ai tout simplement fait parce que l’histoire était très bonne. Le message politique de paix c’est au spectateur de le trouver. En tant que cinéaste je ne pouvais pas passer à côté d’une telle histoire avec un personnage aussi complexe. C’est l’histoire qui compte, j’avais une structure, un acte, deux actes, une fin… Quand tu es réalisateur tu as envie de tomber sur ce genre d’histoire. Khadra est un génie.
Du fait des problèmes liés à la nationalité des acteurs, pensez-vous que le film sortira dans les pays arabes ?*
Justement nous sommes en pleines négociations avec les pays arabes pour que le film puisse sortir. Je tiens beaucoup à ce que le film sorte au Liban, puisque c’est mon pays. Je sais que l’impact de ce film sur le spectateur libanais sera différent de l’impact de ce film sur un spectateur occidental. Le spectateur occidental est informé mais il est tout de même à l’écart de ces conflits. Les spectateurs libanais vont réagir avec leurs tripes. Ils ne vont pas penser à la dramaturgie, à la manière dont le film a été tourné, au jeu des acteurs,… Ils vont prendre l’histoire au 1er degré. Ça fait 8 mois que je négocie avec le gouvernement libanais et je pense que ça va aboutir favorablement malgré la loi. Parce qu’il y a une loi au Liban, qui interdit aux citoyens libanais d’entrer en contact avec un citoyen israélien, et tu encours 3 ans de peine de prison si tu passes outre cette loi.
*NDLR : Interview réalisée le 5 avril 2013 lors du Festival de Beaune. A la fin du mois d’avril, le film de Ziad Doueiri a été interdit au Liban, parce que le cinéaste a tourné une partie du film en Israël avec des acteurs israéliens. Depuis, la Ligue arabe a étendu l’interdiction à ses 22 pays membres.
Et ça ne vous effraie pas ?
J’ai embauché un avocat et il m’a dit, qu’il ne pensait pas que le gouvernement libanais me mette en prison parce que ça susciterait un tollé. On ne peut pas mettre un réalisateur en prison, à part pour quelques jours.
Il y a Jafar Panahi…
Oui mais c’est en Iran, et c’est particulier, le Liban est beaucoup plus lié à l’opinion mondiale. Le Liban est dépendant des français et des européens. Ils ne peuvent pas me mettre en prison. Mon avocat m’a dit qu’au maximumil y aurait un interrogatoire à subir et 2-3 jours d’emprisonnement.
3 jours c’est un petit sacrifice si mon film peut sortir et être vu…
Quels sont vos futurs projets ?
Je pense faire quelque chose d’entièrement différent, de plus léger. J’ai lu un livre de B.R. Bruss, « Le Tambour d’angoisse », c’est une histoire de Science-fiction et après avoir travaillé sur un sujet aussi dur pendant 6 ans mon producteur trouve que c’est une bonne idée de passer à autre chose pour mon prochain film.
Propos recueillis le 5 avril 2013 à Beaune par Laëtitia Forhan pour Allociné