Magazine Cinéma
On pourrait l’oublier devant les accents comiques du prologue, mais Reality est bien vite rattrapé par le réel, justement. Par tout ce que ce dernier contient de sinistre et de triste. Au départ, il y a Luciano, poissonnier napolitain grande gueule et son clan de freaks italiens. Ils parlent tous trop fort, arborent leurs bourrelets et leur sans-gêne sur les bords des piscines, dans les halls des centres commerciaux. L’air de rien, le cinéaste Matteo Garrone dessine un portrait très ironique de la classe modeste italienne, des beaufs un peu patauds, adeptes du consumérisme et des shows télé sans cervelle. Bien vite, la tendresse éprouvée à leur égard se mue en compassion gênée. Bien vite encore, on perçoit toute l’ambition de Garrone : dénoncer la fascination malsaine exercée par la télé-poubelle. Son arme ? Le cinéma. De grands travellings classieux. De majestueux plans séquences travaillés. Des images qui frappent l’esprit (le travestissement initial de toute beauté en écho aux supercheries du monde du spectacle et déjà annonciateur des désillusions à venir), et, un rire final comme la plainte amère d’un animal blessé et qui hante longtemps après la projection. Tout commence par un casting anodin à l’émission de télé réalité ‘Grande Fratello’ auquel participe le patriarche, charismatique, animal, incarné par le taulard Aniello Arena. Dès lors que le projecteur se retrouve braqué sur lui, la mécanique humoristique déraille. Place aux grincements de dents et au show de la folie. Garrone, via la lente descente aux enfers du héros, n’a plus qu’une idée en tête: dresser le portrait au vitriol d’une société obsédée par ses fantasmes de reconnaissance et de gloire.
Le père impeccable des prémisses se transforme, à mesure que se déroule le récit, en proie contemporaine: la quête de la célébrité et de l’argent facile dévorant chair, cerveau, espoirs et libre arbitre. Parce que personne ne le rappelle pour participer à l’émission de télé réalité, le mec devient parano, sombre dans le déni, ne trouve plus aucun sens à vivre si ce n’est pas face caméra. On comprend mieux, à la fin, pourquoi Garrone a tant étalé sa séquence d’exposition où les personnages, plein de gouaille et d’énergie, balancent de la vie grandeur nature sur la pellicule. Parce qu’il s’agit par la suite d’exposer clairement un contraste : la télé, c’est la mort de l’art, mais aussi la mort de l’être, dans son entièreté. Ces filles et ces garçons, filmés 24/24 dans l’émission télé, sont des non êtres. Des spectres vidés de toute substance. S’ils existent, c’est via les regards posés sur eux. Via ces yeux qui viennent nourrir la bêtise d’un non spectacle, de la non action. Garrone passe de la tranche de vie follement italienne au désespoir le plus total. Le film passe, la famille trépasse. Les cris bruyants des débuts font place aux silences les plus glaciaux. In fine, il n’y a plus rien à dire, il n’y a plus qu’à rire, jusqu’à la déraison totale, du grotesque de la situation. Reality, ce n’est pas que l’histoire d’un homme qui pète un plomb mais un miroir tendu à la vacuité humaine, lorsqu’hommes et femmes préfèrent aux folles étincelles de la vie, les écrans froids de leur télévision. Il faut le voir Luciano, à la fin, en fantôme-hagard, trôner au milieu de sa solitude. Dépossédé de toute humanité. Propulsé en enfer.