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[note de lecture] Dominique Rabaté, "Gestes lyriques", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé


RabatéD’emblée, le pluriel du titre dit assez le refus d’une position surplombante visant à une énième théorie du lyrisme. Pour faire bref, je dirais que Rabaté considère le lyrisme comme l’expression d’une pulsion de vie poétiquement formalisée en des gestes singuliers d’écriture. Et cette individualisation du geste, qu’il date de la fin du vers régulier avec Baudelaire (p.19), signe pour lui la naissance de la poésie moderne, caractérisée par sa « performativité » : « la poésie est peut-être le régime de discours ou le niveau d’intensité de cette performativité diffuse de la parole (celle qui m’oblige aussi bien à être là où je parle, là où la parole me parle) est le plus élevé. » (p.23) En même temps, privée de son assise métrique traditionnelle, la poésie entre dans une phase riche autant qu’instable : « l’interrogation  reste bien celle des pouvoirs des mots, contre la mort, et pour décrire la réalité. Pour chercher des voies de sortie, des modes de contact, pour inventer une manière de se tenir ensemble. » (p.24) 
Les études, qui suivent cet avant-propos et constituent les différents chapitres de l’essai, sont autant de « gestes », de façons d’ouvrir l’œil sur la poésie moderne et contemporaine. L’analyse de Rabaté est toujours fine et sensible, très attentive à la texture, la technique d’écrire, sans jamais devenir pédante. Pour s’en convaincre, on peut se reporter au commentaire du vers d’Eluard, « Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six » (p.192), par exemple. 
Ce livre est un essai, mais il peut prendre des allures de promenade. Le chapitre « Promettre » étudie la « séduction du futur » comme temps lyrique, par opposition à l’habituelle exaltation du présent ou la nostalgie du passé : en quelques pages, le lecteur rend visite à Malherbe, Hugo, d’Aubigné, Aragon, Desnos, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Bonnefoy… mais il retrouve aussi certaines chansons de Brel, Nougaro, Ferré… dans lesquelles cet appel au « futur lyrique » est aussi présent qu’efficient. 
Dans sa collecte de « gestes », Rabaté conserve une grande liberté. Certains chapitres sont centrés sur un seul auteur, voire un seul titre de cet auteur : Frénaud et la défiance lyrique, Bonnefoy et la voix, Olivier Cadiot et « le statut du solitaire contemporain »… Mais d’autres font graviter quelques poètes autour d’un motif : la fenêtre pour Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Ponge… ou la très belle étude sur le temps arrêté du deuil chez Deguy, Eluard, Roubaud. Enfin, certains chapitres sont plus panoramiques et s’organisent autour d’une question : « Interruptions – Du sujet lyrique » (ch.4), « Poésie et autobiographie (ch.5), « Situation de la poésie contemporaine » (ch.10). Ces dernières sections ne sont pas plus précieuses parce que plus englobantes  (l’étude sur le deuil, qui porte précisément sur trois poètes, ouvre aussi sur la question très large de l’élégie, par exemple), mais ces séquences offrent des perspectives de réflexion et des clés possibles pour saisir sinon organiser la poésie moderne. Ainsi, dans le chapitre 4, Rabaté pose « l’interruption » comme « geste poétique fondamental (…) pour la poésie du vingtième siècle dont nous héritons. » (p.94) Refusant l’opposition binaire, dépassée, entre « lyriques et anti-lyriques », il propose avec justesse « un régime oscillatoire, nécessairement tensionnel, entre le chant et ce qui le défait. ». Ceci lui permet de rendre compte « des multiples ruptures que la poésie entérine, décrit ou signifie : béance ou écart entre le sujet lyrique et la langue, entre le sujet et son destinataire, entre le sujet et le monde, conçu comme altérité inaccessible. » (p.95) Tout ce développement est vraiment éclairant pour comprendre pourquoi un lyrisme brut, ou à l’ancienne, n’est plus guère possible aujourd’hui. C’est aussi faire un pas de plus par rapport à la notion de « lyrisme critique » avancée par J.M. Maulpoix. Il n’y a pas de nostalgie, pas de paradis lyrique perdu, chez Rabaté. Seulement un pur constat : « Pour la poésie moderne, le lyrisme ne peut avoir encore lieu que dans la conscience de ce qui nous en sépare. » (p.101) 
Je voudrais conclure sur le plaisir de lecture que donne cet essai. Outre son intelligence lisible, ce qui n’est pas peu, je crois que cela tient à trois éléments. D’abord, la position prise par le critique : « La critique est ainsi à concevoir comme un lieu d’accueil et d’écho de l’œuvre. C’est à cela qu’elle aspire modestement, s’effaçant derrière le texte qu’elle met en avant. »(p.155) Ensuite, le fait que le sérieux de la réflexion n’interdit pas quelques touches d’humour : un essai où l’on peut découvrir au détour d’une page le mot « cucul », ou bien un coup de chapeau à Gotlieb, demeure une denrée rare. Enfin, si l’analyse objective domine, l’auteur ne s’interdit pas d’exprimer un sentiment, une préférence, un jugement de valeur, une expérience personnelle… Sans aller jusqu’à créer une familiarité entre l’auteur et le lecteur, cela établit une sorte de proximité, sans doute illusoire, mais de loin préférable au ton lourd et pontifiant que peuvent avoir certaines études littéraires. 
[Antoine Emaz] 
 
Dominique Rabaté, Gestes lyriques, Editions Corti, collection « Les Essais » 
256 pages, 20€ 


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