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[entretien) avec Vincent Eggericx, par Pierre Vinclair

Par Florence Trocmé

Peau d’ogre, qui vient de sortir chez Verdier, est un livre généreux et violent – généreux comme peut l’être un canon de revolver. On sent que son auteur, Vincent Eggericx, ancien lauréat de la Villa Kujoyama, s’inscrit dans une tradition qui descend d'Homère à Lautréamont, en passant par Eschyle et Sophocle, Dante et Shakespeare, et son texte, long chant qui ne relève ni du poème ni du roman, est plus de l’ordre de la prière (dionysiaque) ou du délire. 
 
Pierre Vinclair : Peau d’ogre est le récit d’un événement prosaïque, mettant en scène un Parisien contemporain, mais depuis un cerveau altéré – altéré par la culture, une culture de synthèse, du reste, gréco-judéo-symboliste. Le livre montre ainsi à la fois que cette culture n'est pas morte, qu'elle parle du réel vivant, qu'elle est mobilisable pour un événement aussi banal qu'une virée en boîte de nuit qui tourne mal, et en même temps, étrangement, qu'elle est un délire. Dans sa matérialité même, ses phrases longues qui respirent fort, le texte semble lui-même chercher à produire cet effet – psychotrope –  sur le lecteur. Est-ce que vous voulez dire au fond que la culture, notre culture, dans sa synthèse Homère-Lautréamont disons, ce serait mieux que du LSD ?  
 
Vincent Eggericx
 : Il me semble que j’ai essayé à travers ce livre de trouver un pont entre le chaos – la psychose, la sauvagerie, la vision dionysiaque – et la culture – au sens d’interprétation esthétique, ou logique, « apollinienne » du réel. 
Ce qui implique que j’ai usé de deux procédés : la transe – en me mettant dans des états où c’était « ça » qui écrivait le texte – et l’analyse – réflexive, herméneutique. 
 
Pierre Vinclair
 : Cela m'a fait penser aussi auTexaco de Chamoiseau, cette grande spirale de mots tourbillonnants qui emporte avec elle les choses et détruit tout pour tout reconfigurer. Seuls les dialogues m'ont semblé plus faibles, bizarrement plats et communs. Et parfois le délire mythologique, mélangé aux dialogues prosaïques, est déroutant. Quelle est la fonction de cet usage prosaïque, si j’ose dire, de la langue ? D’où est née l’idée de ce mélange ? 
 
Vincent Eggericx
 : Le point de pivot qui articule ces deux mouvements, ces deux géométries, ces deux dieux – qui sont opposés si l’on veut, mais intimement liés à mon sens – c’est une éclaboussure de sang. 
 
Pierre Vinclair
 : Pourriez-vous préciser ? 
 
Vincent Eggericx
 : Après cette nuit étrange, finalement cauchemardesque au cours de laquelle j’étais allé à la rencontre de ma propre mort – il y a 7 ans environ – et dont le déroulement forme l’ossature narrative de Peau d’ogre, j’avais été très intrigué par la vision que j’avais eue de mon visage au réveil, dans la glace : il subsistait du sang séché sur mon visage déformé, qui ressemblait sur le miroir à un autoportrait de Francis Bacon. Puis, durant l’été 2010, à Kyôto, une nuit, j’ai vu des voitures de police devant une machiya déserte, et devant cette machiya, encadrée par des bandes de plastique fluorescentes, photographiée par des policiers, une grande flaque de sang (l’éclaboussure avait pris la dimension d’une flaque) d’un rouge très dense. C’est la vision de cette flaque – alors que le sang est tabou au Japon, il est lié aux gens du « monde flottant » (basses castes dans l’ancien Japon, bouchers, tanneurs, yakusas) – qui a déclenché l’écriture de ce livre qui me hantait depuis mon arrivée au Japon, et cette flaque n’a cessé de s’élargir jusqu’au grand tremblement de terre et à la catastrophe nucléaire : la dernière partie de Peau d’ogre a été écrite dans les répliques et dans ce grand vent nucléaire. 
 
Pierre Vinclair
 : Dans quelle mesure l’écriture du livre en a-t-elle été affectée ? 
 
Vincent Eggericx
 : Lors de l’irruption de cet évènement fascinant, innommable, radicalement moderne, j’ai été frappé d’une part par le fait qu’il s’inscrivait dans un continu – le continu de ce sang – d’autre part par le fait que les hommes étaient alors renvoyés aux comportements les plus anciens – interpréter la signification de la fumée, guetter le sens du vent, se reclure dans des grottes – et cela m’a confirmé dans l’idée qu’il était de la plus haute nécessité de rétablir le fil entre le passé, le présent et le futur, de ne pas abandonner cet évènement macroscopique – continu de la dévastation microscopique dont j’avais été la proie – à cette sidérante modernité. Car ce qui est troublant, dans notre modernité, c’est cette entreprise, principalement d’inspiration occidentale – née d’une manipulation technique du logos – pour éradiquer la mémoire, pour construire une humanité « hors-sol », confinée dans les ténèbres chauds et obscurs d’une matrice artificielle dont les conditions de fabrication sont mises en place par la dévastation de la Terre, et dont on lit un écho dans la vieille légende que raconte Hésiode, dans laquelle les enfants sont reclus au bout du sexe d’Ouranos (le Ciel) dans le ventre de Gaia (la Terre), jusqu'à ce que la Terre se révolte et que le sang jaillisse. 
Pierre Vinclair : La manière dont votre texte propose une nouvelle articulation de la culture et du réel est effectivement frappante. Il me semble qu’elle contient à la fois une sorte de désespoir – par rapport à la défection de la grande culture dans les imaginaires contemporains, par rapport au désert culturel de nos « frères » que l'on reconnaît de moins en moins comme des « frères » – et en même temps une volonté prosélyte de montrer par l'exemple la force de la culture, et même sa violence. Comme si vous vouliez montrer aux amateurs de jeux vidéo et de drogue dure que la littérature était un hallucinogène incomparable. Aux pouvoirs infinis. Par bien des aspects – et c'est la grande force de votre texte – vous parvenez à le montrer par l'exemple. Mais il me semble aussi que cette posture comporte un danger : on a parfois l'impression que vous proposez une traduction du prosaïque dans un style disons nourri de culture, comme s'il existait un réel indépendamment des catégories qui nous font l'appréhender et comme si la culture était un ornement et non ces catégories mêmes. En somme, comme si vous reconduisiez vous-même l'éviction de la culture hors du réel que vous semblez précisément regretter. C'est aussi l'effet que produit ce grand contraste entre les dialogues et la voix qui profère. Car si la culture n'est qu'un délire et qu'une drogue, n'est-elle pas aussi qu'un artéfact dont on peut se passer, et dont le réel précisément se passe ? 
 
Vincent Eggericx
– La question de savoir s’il existe « un réel indépendamment des catégories qui nous font l’appréhender », on ne peut la traiter à mon sens plus ou moins magnifiquement que dans l’ordre symbolique (par exemple les mythes de Platon, les visions de Gustave Moreau, les oracles géométriques de Lacan, le Dernier royaume de Pascal Quignard) ou la nier plus ou moins dramatiquement (Epicure, Marx, et finalement la société du spectacle) (pardon pour les raccourcis). C’est par ailleurs une question très intéressante, déterminante en fait, puisqu’elle touche au complexe de castration – qui nous renvoie à Hésiode et à la serpe castratrice de Gaia –,  donc au phallus, référent d’après Lacan de l’ordre symbolique, donc du langage de l’inconscient, qui se déploie ensuite dans la langue et dans l’action. La littérature est un des modes d’accès à ce monde. Et il semble que, si on coupe l’accès à ce monde symbolique, il ne reste plus que des chiffres. On ne peut plus respirer. 
Pierre Vinclair : Vous citez beaucoup les Anciens, et semblez vous méfier de la culture (de l’a-culture ?) contemporaine. Cela pose question sur les rapports de la littérature (contemporaine) à notre modernité : à la résistance qu’elle doit éventuellement opposer à ce que vous avez appelé tout à l’heure « la manipulation technique du logos ». Il y a en effet pour moi une ambiguïté, dans votre livre, quant à cette question : disons, son effort pragmatique sur les corps lisant. Pour le dire autrement, si en vous lisant je me suis senti, à tort ou à raison, dans une communauté de problèmes avec votre narrateur (qui me rend le livre très précieux), je ne suis pas entièrement convaincu jusqu'au bout en termes de proposition pragmatique de résolution des problèmes. C'est peut-être la raison pour laquelle notre tâche est réelle et d'importance : nous avons un travail, et il n'est pas fini !  
 
Vincent Eggericx
– En terme de « proposition pragmatique de résolution des problèmes », il y a d’abord l’idée qu’un livre ne résout pas les problèmes, n’est pas « efficace », mais a une dimension aporétique essentielle au sens où, dans le monde pulsionnel de la technique, régi par l’efficacité, il est un court-circuit, une « bombe », une singularité – ce qui explique aussi que je ne voulais pas que le seul mouvement du livre soit la psychose, la transe, la dope, la « profondeur » : il fallait compléter cette géométrie –chamanique – par une géométrie de la surface – cartésienne si l’on veut, donc limitée, mais qui était comme une expiration, dont le lecteur est libre de juger qu’elle a des prolongements asthmatiques. De mon point de vue, elle fonctionne aussi comme le deuxième moment de la respiration.  
L’idée violente, aussi, je le répète, qu’il était de la plus haute nécessité de rétablir le fil entre le passé, le présent et l’avenir : cette idée me taraudait depuis la lecture du Phèdre, où Platon dit que le poète rend hommage aux anciens, bouscule le présent, et dit quelque chose de l’avenir. Il était de la plus haute nécessité d’inscrire cette tradition dans la modernité – c’est le côté prosélyte du texte, si l’on veut –, d’indiquer un chemin autre que celui de la sidération du présent. 
©Pierre Vinclair et Vincent Eggericx 


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