Je n’écoute plus Creatures of an Hour. Ou plutôt, je ne l’écoutais plus. Non pas par sentiment de lassitude mais par peur de retomber dans l’état de contemplation addictive ayant accompagné la découverte de cet opus alliant le sentiment masochiste et éprouvant de vouloir boire le calice jusqu’à la lie tout en sachant que les Danaïdes le remplissent sans fin. Après une telle invitation au voyage, que pouvait-on attendre de Still Corners, figure de proue d’un renouveau musical spleenétique et hypnotique lancé au début de cette décennie, ayant dépassé les limites du genre avec cette œuvre, véritable pierre angulaire d’un nouvel élan musical, étouffant et réduisant à néant la concurrence dans un domaine parfois si propice à la suffisance et l’autosatisfaction ?
La formation, à l’orée de sa nouvelle odyssée musicale, aurait légitimement pu se demander si elle avait à choisir entre confirmation et surprise. Régénérer la richesse d’un premier essai qui prend de plus en plus de valeur au fur et à mesure que la concurrence s’évertue en vain à tenter de l’atteindre ou se réinventer dans le but de s’inscrire définitivement comme la formation audacieuse et originale du moment. Plaisir étrange, force est de constater que la bande à Tessa Murray a opté pour la seconde solution, semblant avoir saisi que son salut passerait obligatoirement par là.
Car point de méandres afin d’atteindre la félicité à l’écoute de Strange Pleasures sorti chez Sub Pop ; se perdre sciemment dans un dédale d’émotions plus intenses les unes que les autres n’est plus de mise, le fil d’Ariane tissé tout au long des douze travaux que propose cet album apportant liant au propos tel un itinéraire certes atypique mais délibérément assumé. En effet, évolution et sérénité caractérisent avant tout le second essai du combo. Si l’inaugural et envoûtant The Trip s’avère être une parfaite transition avec l’effort précédent, sonnant comme un nouvel envol du phénix renaissant de ses cendres, une guitare au son clair avare de tout excès rappelant les plus belles heures de Mazzy Star, dès Beginning to Blue, le « nouvel ordre » est donné : le ton sera plus affirmé, la voix de Tessa Murray plus assurée et le son plus organique. Mais soyons honnêtes, la surprise n’en est pas vraiment une car le collectif avait, en amont de la sortie de Strange Pleasures, intelligemment pris soin de dévoiler ses desseins au travers de deux morceaux aussi antagonistes que complémentaires : Fireflies au rythme midtempo et la production voluptueuse aussi sucré qu’une pomme d’amour et surtout le bien-nommé Berlin Lovers, petite pépite électro d’à peine deux minutes trente tendant vers le minimalisme synthétique qui aurait fait excellente figure entre Chromatics et Desire sur la bande originale de Drive. Des univers différents, donc, constamment servis par un chant irréprochable et une production au diapason. Car si la belle Tessa Murray domine différemment les débats avec plus d’insistance encore que sur Creatures of an Hour, la bête de studio Greg Hugues fait preuve d’une ingéniosité débordante afin de servir au mieux sa muse comme sur Midnight Drive où le fantôme de Robert Smith vient jouer les invités surprises au beau milieu de la fête (pas trop) triste ou encore Future Age avec ses allures de tube après lequel Beach House court vainement.
Mais force est de constater que sur la longueur, certains morceaux ne parviennent pas à s’accaparer leur propre identité. Beatcity ou We Killed the Moonlight lassent tout simplement parce que dans cette voie rendue presque obligatoire après l’intouchable Creatures of an Hour, Still Corners saute à pieds joints dans les parterres de fleurs sauvages essaimés par Chromatics et Glass Candy et se frotte de ce fait à son tour à l’inaccessible… Italians Do It Better, indeed. On regrette alors que des morceaux comme le bien nommé Going Back to Strange, jolie comptine aux allures d’inédit des Walkabouts version 2.0, esseulé au cœur même de l’opus, n’aient pas fleuri de-ci de-là car c’est finalement dans cet exercice mêlant sincérité, humilité et délicatesse sous couvert d’une pointe de mystère savamment cultivée que la formation se trouve définitivement être la plus convaincante.
Je n’écoute plus Creatures of an Hour. Ou plutôt, je ne l’écoutais plus. Car il me faut bien avouer que j’ai reporté mon attention dessus afin de chercher à comprendre Strange Pleasures dont le titre apparaît sous cet angle bien évocateur. Essai courageux et non dénué de remarquables fulgurances, il marque avant tout l’effort d’un groupe très certainement victime de son propre coup de maître. L’intérêt du propos n’en demeure cependant pas vain, les protagonistes étant assez talentueux et ingénieux pour détourner l’attention et ainsi contourner la comparaison mais il semble marquer comme un aveu de faiblesse de l’Artiste face à sa propre Création. Puisse ce Strange Pleasures être la transition nécessaire vers un prochain Unknown Pleasures nous renvoyant à la découverte de contrées aussi mirifiques et délicieusement inquiétantes que celles explorées dans un passé pas si lointain.
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