Émilie met fin à ses jours dans sa baignoire. Une fois morte, son âme va hanter
le vieil immeuble où elle habitait. Naviguant d’appartement en appartement,
elle découvre le quotidien et le vrai visage de ses voisins. Des gens seuls,
perdus, au bord du gouffre, des couples infidèles, une sorcière acariâtre qui
tue les animaux, un peintre voyeur mais aussi de drôles de personnages, comme
cette petite fille enfermée dans un placard ou cet homme organisant des orgies
avec de célèbres héroïnes de romans qu’il fait sortir de sa bibliothèque. Émilie
se demande pourquoi elle doit subir un tel sort, elle se demande si sa situation
est appelée à durer éternellement. Un vieux chat va devenir son confident. Ils
peuvent se parler, l’animal est le véritable maître de l’immeuble, celui qui
sait tout sur tout le monde. Pour Émilie, c’est une nouvelle vie qui commence…
Un album totalement inclassable, à l’ambiance envoûtante, et parsemé de magnifiques citations littéraires (Rimbaud, Pouchkine, Lewis Caroll, Baudelaire…). Le fantôme de la jeune femme flotte sur un monde étrange, en apesanteur, nimbé de mélancolie. La narration peut sembler décousue mais Sorel a construit son histoire comme une succession de nouvelles se déroulant dans le vase clôt de l’immeuble et dont le fil conducteur serait cette âme qui traverse les murs. L’occasion pour lui de dresser quelques portraits inquiétants, troublants ou réalistes. Hommage aux contes fantastiques de Poe et Maupassant, Hôtel particulier entretient une sorte de doute permanent, entre rêve, folie, surnaturel et réalité, le tout saupoudré d’une belle dose de sensualité. Difficile pour le lecteur de s’y retrouver mais a-t-on toujours besoin d’explications rationnelles ? N’est-il pas délicieux de se laisser mener par le bout du nez dans ce halo d’étrangeté qui nous enveloppe dès les premières pages ?
Pour ce qui est du dessin, c’est tout simplement sublime. Sorel est depuis longtemps un de mes dessinateurs préférés. Ici, il a travaillé au lavis, usant d’un noir et blanc vaporeux rehaussé de nombreuses nuances de gris. Son art du cadrage et l’attention particulière donnée à la lumière fait de chaque planche un petit bijou de fluidité et d’équilibre. J’aime par ailleurs beaucoup les personnages qu’il met en scène, notamment les femmes, qui sont tout sauf des pin-up. Le visage marqué, le cheveu filasse et des courbes parfois un peu trop généreuses, elles sont justes réelles et non fantasmées.
Un album empreint d’une sombre poésie et d’un esthétisme aussi rare que fascinant. Ai-je vraiment besoin de vous dire que j’ai aimé ?
Hôtel particulier de Guillaume Sorel. Casterman, 2013. 104 pages. 17 euros.
