Comme son titre l’indique autant
que son sous-titre, « proses de gare », ce livre sera
ferroviaire : un parti pris du rail. Quatre saisons, à commencer par
l’hiver, dans un même lieu, la gare. On imagine une gare parisienne puisqu’il y
a une « voie vingt-cinq », ce qui n’est pas le cas à Angers, Saumur,
ou même Tours. Quatre saisons, quatre saisies, à la manière impressionniste,
avec les vêtements qui changent, les rituels des jours de grand départ… Cela
donne quatre séquences de 26-28 poèmes en prose d’une vingtaine de lignes
chacun, avec un poème en vers libres pour clôturer chaque saison.
A l’intérieur de cette architecture aussi sérieusement géométrique que peut
l’être celle d’une gare, on a deux mouvements constants : celui des trains
et celui des voyageurs. Ce choix d’un lieu d’arrivées et de départs peut faire
penser à cet autre lieu magique pour Baudelaire, le port. Mais l’objectif est
réglé différemment : pour Baudelaire, le port est propice à une rêverie du
voyage, du lointain, de l’exotisme. Chez Faure, la gare est l’occasion d’une
observation minutieuse de la vie des « gens » au quotidien. Par
contre les deux poètes pourraient se rejoindre dans leur intérêt pour la foule,
sa diversité, ses mouvements, et dans leur choix d’une position en retrait, de
pur observateur. Baudelaire n’embarque pas plus que Faure ne prend le train.
D’autres éléments peuvent justifier l’élection de la gare comme lieu poétique.
Elle est un microcosme social : on y rencontre aussi bien des
« notables » (p.42) que des « mendiants » (p.56). Le lieu
brasse une population aussi diverse en âges qu’en activités ou tenues
vestimentaires : pour donner un seul exemple, « Les randonneurs,
montés puis descendus des montagnes, altiers, redescendent lentement du train,
parfaitement équipés et chaussés de rouges chaussettes, et de brodequins ad
hoc. Un bâton à la main ils traversent la sapinière du hall puis s’enfoncent
dans la pénombre humaine. » (p.68). Mais la gare est aussi lieu d’émotions
fortes, séparations ou retrouvailles, c’est selon. « En vrac les émotions
vont et viennent au sous-sol, à l’entresol puis en surface où s’entrecroisent
les corps et les pensées. Tissage. C’est la gare. On peut y rire aux larmes, ou
pleurer vraiment. » (p.8) La gare peut être encore lieu de mémoire, et
lorsque le poème de Faure prend cette pente « pp.43, 51, 58…), j’entends
comme un écho de Follain.
On pourrait donc parler de poésie réaliste, mais d’un réalisme comme décalé. D’abord
parce que le travail de langue (cf. Ponge) peut déborder ce qui est décrit, et
passer au premier plan. Ainsi pour des poèmes construits sur une métaphore
filée : la gare comme port (p.23), ou sortie de messe (p.54), ou
fourmilière (p.79)… De même, certains passages peuvent faire penser à un
exercice de style ou une étude (au sens musical) de langue : « Et
finalement allegretto, c’est une femme en retard ce soir qui rompt le tempo. De
ses talons martelant la dalle un instant elle attire l’oreille puis les regards,
chassant des crânes l’autre cadence. Ses pas sans mesure sortis de la musique
vont la porter voie cinq, en clé de sol où démarre la nouvelle
partition. » (p.32)
Un autre élément de décalage vis-à-vis d’un réalisme habituel, du reportage ou du
documentaire, tient à la distance anonyme que conserve toujours le poète. Cela tient au lieu, bien sûr, mais cela donne
au fil du livre l’impression d’un réel comme allégé, évidé. L’image est très
nette, révélatrice, mais comme sans épaisseur, sans intérieur, seulement image.
Aucun personnage n’est vraiment individualisé : ils passent trop
rapidement, sans jamais revenir, et sont saisis très précisément, mais toujours
dans leur comportement générique. Même lorsque l’auteur cite directement des
paroles, ce sont des lieux communs mille fois entendus sur le quai ou au buffet
de la gare. Cela nous place dans une atmosphère de vérité générale où chaque
être particulier, différent, se comporte comme tout le monde, pris dans
« l’insistant mimétisme ferroviaire » (p.79).
Dans les dernières pages, peut-être avec le retour de l’hiver, le livre incline
à la mélancolie, notamment dans le dernier poème et ce train de nuit vers rien
dans lequel le poète semble finalement avoir embarqué. Mais ce n’est pas la
tonalité dominante du livre : l’humour prévaut, et un regard amusé sur
cette foule de petites vies qui font leur chemin pour rentrer du travail ou y
aller, partir en vacances ou en revenir. Une stase, dans ce mouvement
perpétuel : « Dans l’attente d’une révélation ou de l’apparition des
consignes, les yeux levés vers le tableau supplient. Les corps se figent, au
garde-à-vous dans la posture d’un hommage à l’horloge, s’absentent, regard
cloué sur la ligne. Ils offrent leurs trous de nez, le ventre du menton tendu
vers les hauteurs pour apercevoir l’écriteau, le commandement d’aller. Voie 13,
voie 17. C’est parti. » (p.57)
L’œil de Faure n’est jamais moqueur ou sarcastique, mais curieux, étonné,
souriant. Il participe au jeu des regards au lieu de se placer comme observateur
poétique grimpé à côté de la grande horloge. « Regarder les humains qui
regardent les humains se regarder : voilà à peu près en extrait simplifié
l’état des transactions des yeux dans la gare. « (p.59)
Cette poésie est proche de tous dans son objet, même si elle est complexe quand
on examine de près l’écriture. Et l’on retrouverait sur ce point les trois
poètes aînés que j’ai cités : Baudelaire, Follain, Ponge. En ce sens, je
ne sais pas si l’avant-dernier vers est juste sur le fond : « ni
ascendance, ni hoirs, ni rien d’approchant » (p.119). Par contre, le dernier
vers est d’une vérité injonctive indéniable : « Prenez garde à la
fermeture des portes ».
[Antoine Emaz]
Etienne Faure, La vie bon train, Col. Recueil,Ed. Champ Vallon, 128 pages, 12€