Voici un album-concept en forme de jeu de miroirs à trois facettes :
1) La Kremerata Baltica et son chef Gidon Kremer ont commandé 11 œuvres en un seul mouvement à autant de compositeurs d’aujourd’hui.
2) Ces pièces sont toutes inspirées par Johann Sebastian Bach ou composées à partir d’éléments de sa musique.
3) Cet album est un hommage au grand pianiste canadien Glenn Gould à l’occasion du 30ème anniversaire de sa mort.
Première facette : les œuvres des compositeurs d’aujourd’hui
Oeuvres de Silvestrov, Pelecis, Raskatov, etc. Elles s’échelonnent entre simples transcriptions pour orchestre de chambre, avec quelques ponctuations à la Busoni ou à la Stokowski, jusqu’à des compositions originales avec quelques citations de Bach, en passant par les diverses formes de paraphrases ou de variations sur un thème. Le résultat est toujours intéressant dans la mesure où la référence à Bach reste identifiable. Les pièces sont souvent amusantes, à la limite du pastiche ou de l’humour musical. Mais on sait la liberté de Gidon Kremer et sa capacité de rire et faire rire dans un domaine et un milieu où le rire reste rare.
Deuxième facette : la musique de Bach comme sujet d’inspiration
Aucun compositeur au monde n’aura été autant transcrit, trituré, massacré, magnifié, paraphrasé, pastiché, utilisé, décortiqué, réduit, orchestré ou distordu que Johann Sebastian Bach. Mais il faut admettre que chaque atteinte à l’intégrité de son œuvre est un acte d’amour, une preuve d’amour passionnel (à défaut de respect !) qui apporte un éclairage sur l’amoureux lui-même plus que sur le Cantor de Leipzig qui a décidément le dos large pour l’Eternité !
Troisième facette : l’hommage à Glenn Gould
Mais pourquoi rendre hommage à cet interprète mort il y a 30 ans, alors que des centaines d’autres sont apparus depuis, ajoutant chacun une page de plus à la longue histoire de l’interprétation musicale ? C’est parce que, comme les concepteurs de cet album, je suis de ceux qui pensent que Glenn Gould a occupé une place particulière, un moment charnière dans cette histoire. S’agissant de l’interprétation des œuvres pour clavier de Bach, il y eut l’avant Gould et l’après.
Avant Gould, c’est-à-dire avant les années soixante, il y avait d’un côté la musique d’un compositeur, objet silencieux couché sur du papier à musique. De l’autre, il y avait l’interprète, celui qui donnait du son à la partition et ce faisant, s’arrogeait le droit de lui donner la couleur qu’il voulait, ou que l’air du temps lui commandait. C’était comme l’épais verni dont on couvrait les sculptures, pour – croyait-on – les rendre plus présentable.
Cette époque débuta avec le 19ème siècle et dura jusqu’aux années 70 du 20ème siècle. C’était l’époque où les interprètes n’étaient plus forcément les mêmes que ceux qui composaient les œuvres. La tyrannie de l’interprète alla en s’accélérant au début du 20ème siècle avec l’invention de la prise de son et de sa conservation. Bien entendu, la musique ainsi jouée trahissait plus l’époque de l’exécution et la personnalité de l’interprète que celle du compositeur. Le tableau est certes caricatural et ne rend pas justice à d’innombrables grands interprètes du passé, mais il décrit l’état d’esprit d’une époque. Qu’on me pardonne l’exagération.
Puis vint dans les années 70 l’avènement des « baroqueux » qui prirent la question de l’interprétation par le bout opposé. La musique ne devait plus être cette chose inanimée à qui il faut redonner vie, mais une œuvre issue d’un contexte et d’un environnement culturel propre qu’il s’agit de redécouvrir avec certaine humilité.
Dès lors, les interprètes se sont employés à extraire le jus de chaque fruit, de presser chaque mouvement baroque comme un citron pour lui faire rendre l’esprit de sa lettre. Une gigue, un menuet ou une bourrée ne devaient plus être ces musiques uniformes et monocolores dans leur exécution forcément romantique – puisque c’est de là qu’on vient – mais des danses qui devaient pouvoir se danser. De plus, ces danses ne se dansaient pas de la même manière dans les cours de fermes, les salons bourgeois ou les cours royales, en Italie en France ou en Grande-Bretagne.
Certes, c’était un bouleversement du rôle de l’interprète qui n’alla pas sans résistances, mais qui est unanimement admis et intégré aujourd’hui.
Le bouleversement ne vînt pas non plus de nulle part. Au milieu des années 50, un jeune et brillant pianiste canadien – Glenn Gould – eut la géniale intuition de ce qui adviendra 15 ans plus tard avec les « baroqueux ». Seulement, les outils de travail de cette nouvelle génération – les fac-simile des manuscrits originaux, les instruments d’époques – n’étant pas encore ressortis des bibliothèques et des musées d’instruments anciens, Glenn Gould fut obligé d’inventer, d’imaginer à la seule force de son intuition et de son génie, une interprétation respectueuse de l’intention musicale du compositeur.
Cela ne ressemblait à rien de connu puisque Glenn Gould jouait sur un instrument développé un siècle après la période baroque : le piano. Mais surtout, son interprétation de Bach ne ressemblait à rien de connu jusque-là et qui pétrifia les mélomanes du monde entier. Son style fait de jeu perlé, de l’absence de pédale, de tempi inouïs, etc., constitua une leçon pour le monde entier, et qui ouvrit la porte à la révolution des « baroqueux » 15 ans plus tard.
La leçon valait bien un hommage, sans doute !
Gidon Kremer l’a fait avec sa Kremerata, sur des musiques de compositeurs peu connus et dont certains le resteront peut-être à juste titre. Mais la démarche est intéressante et mérite qu’on jette une oreille dans ce jeu de miroirs, cette mise en abîme d’esthétiques qui se joue des siècles et des styles avec la même liberté que Glenn Gould, quand celui-ci inventait dans le secret de sa maison de reclus volontaire, la musique de Johann Sebastian Bach.
Paul Kristof
KREMER, Gidon. The art of instrumentation : homage to Glenn Gould (Nonesuch, 2012)