Pour comprendre pourquoi il ne suffit pas d’être bilingue en français – langue des signes française (LSF) pour espérer être un bon interprète il suffit d’étudier les mécanismes complexes mis en oeuvre pour produire une interprétation simultanée (c’est à dire interpréter le discours d’un intervenant en même temps qu’il s’exprime) de qualité.
En effet, traduire ou interpréter n’est pas simplement remplacer un mot par un autre mot (ou signe). On peut d’ailleurs remarquer que les logiciels de traduction automatique qui emploie cette technique offrent rarement des résultats satisfaisants. De plus, lorsqu’une personne s’exprime, elle ne se contente pas de combiner syntaxiquement des termes de sa langue. Par sa voix, ses intonations, ses mouvements corporels, ses hésitations… elle module le sens de son expression, le nuance, le contredit…
Le sens (ou "vouloir-dire") de l’expression verbale est donc en réalité une synthèse de ces multiples facteurs. Par exemple en fonction de l’intonation que j’emploie, la signification du mot "bravo" peut être très différente (du compliment sincère à un certain mépris).
Afin d’extraire cette substantielle moelle des propos d’un locuteur, l’interprète utilise un procédé dénommé "déverbalisation". Cela signifie qu’il doit se détacher de la forme des propos du locuteur pour se concentrer sur le sens, et ne garder à l’esprit qu’une trame déverbalisée (l’idée, l’intention, le message mais sans les mots) de ce qu’il vient d’entendre. Il pourra ensuite donner une nouvelle forme à cette image déverbalisée qu’il a gardé en mémoire, dans la langue d’arrivée.
Marianne Lederer et Danica Seleskovitch dans leur célèbre ouvrage "Interpréter pour Traduire (2001)" résument ainsi notre travail : "En même temps que l’interprète entend le discours, il perçoit la situation globale [...] ; en même temps qu’il conceptualise ce qu’il vient d’entendre, il entend la suite et énonce le résultat de son opération de conceptualisation ; ce faisant, il écoute également ce qu’il dit lui-même pour vérifier la correction de son expression."
Autrement dit, on peut découper le processus d’interprétation du français vers la LSF en 6 étapes :
- Écouter / entendre : avant de pouvoir commencer à traduire il faut disposer d’un certain nombre d’éléments d’information, d’où un décalage nécessaire entre l’énoncé et l’interprétation de cet énoncé ;
- Comprendre et analyser le sens : cela signifie non seulement comprendre la langue mais aussi toutes les composantes du message à interpréter (explicites et implicites) ;
- Retenir le sens : il s’agit de mémoriser la phrase afin de pouvoir l’organiser pour la transmettre dans la langue cible ;
- Visualiser des images mentales, ébaucher une première interprétation mentale : c’est la phase la plus délicate. La langue des signes étant une langue visuelle, le travail de l’interprète est de créer des images auxquelles il donnera vie via des signes normés. Il faut donc parvenir à se représenter le discours en images mentales comme une succession de dessins de bandes-dessinées ;
- Interpréter vers la LSF : il s’agit de trouver les signes, les structures de grande iconicité (donner à voir) ou expressions signées les plus adéquates pour rendre compte des images mentales préalablement construites. C’est à ce moment par exemple qu’on met en place des stratégies d’interprétation pour contourner une difficulté comme l’absence d’un signe par exemple en imaginant des périphrases ;
- Contrôler mentalement la bonne qualité de la traduction : avoir un regard critique sur sa production, vérifier que les signes sont correctement configurés et justement placés dans l’espace de signation, que tous les éléments sont présents (rythmes, intonations, expressions du visage…).
Bien sur ce processus n’est pas linéaire : tandis que je construis mes images mentales je continue d’écouter et de mémoriser la suite du discours tout en contrôlant ma propre expression, l’ensemble de ces étapes s’effectuant à la vitesse de l’éclair.
En raison des efforts cérébraux fournis, des pauses et le respect d’une durée de travail maximum sont nécessaires. Ainsi on considère que pour une conférence de 3h, trois interprètes F-LSF se relayant toutes les 15mn seront nécessaires. Au delà de cette durée, les mécanismes se grippent : la qualité de l’interprétation baisse proportionnellement à la fatigue de l’interprète et elle nuit à sa santé avec par exemple l’apparition de TMS.