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[note de lecture] Jacques Demarcq, "Avant-taire", par Bruno Fern

Par Florence Trocmé

DemarcqComme le titre l’indique en deux temps, ça se situe avant la mort de l’auteur qui jacte encore (la preuve !) et après celle des autres (qui lui furent diversement chers ou pas du tout), et ça revient à arpenter minutieusement les lieux (1)(dans la mémoire et au retour, « presque un demi-siècle après ») et à y recenser, en tentant de ne pas trop en oublier (2), tout ce qui a inévitablement coagulé, afin de « reconstituer pièce par pièce le roman d’un comment dire apprentissage défamilial ». 
D’où la nécessité ressentie de parler-écrire, de retrouver un autre vivant là-dedans et de se coltiner la profusion hétéroclite que fut une enfance, « en à peu près vers » plus ou moins desserrés (3): dits libres ou à la régularité parfois approximative, rimés ou pas, aux coupes souvent biscornues (« mon souvenir le plus recu / laid certes et beau sans nul secret » ou bien « la pouhésie qui tourneboule poule & poule / verse au cœur un chant au destin chamboulé »), inclus dans des cadres anciens renouvelés en toute liberté (par exemple, des « complètement sonnets »), des calligrammes (en forme de jardin et même de colonne vertébrale), etc. Idem avec les mots qui font traverser tous les niveaux de langue, mélangent plus d’une fois l’anglais et le français, offrent d’innombrables calembours, allitérations, néologismes… On est donc loin d’une prose monochrome prétendument impersonnelle, sans tomber pour autant dans un quelconque pathos, malgré une évidente intensité émotionnelle dans certains passages – ainsi, le destin tragique du cousin lui aussi prénommé Jacques, très jeune résistant mort en déportation peu de temps avant la naissance de l’auteur qui n’hésite pas à évoquer son parcours, avec pudeur mais précision, jusqu’à la cheminée du camp. Plus généralement, à l’instar des lieux où elle s’est déroulée, l’histoire personnelle croise fréquemment celle avec une majuscule, de la conquête de la Gaule par César à nos jours, en passant par les jacqueries (forcément !), la Pucelle, la mal nommée Der des Ders dont l’armistice fut signé près de Compiègne, ville natale, et le Débarquement. 
Livre où s’entrelacent les noms, le corps (en particulier une main aux doigts palmés et un dos quelque peu tordu) et une configuration familiale singulière (l’auteur fut élevé par ses grands-parents), tous éléments qui ne furent pas sans conséquences sur l’écriture et ce dès l’origine du langage : « Les babillages où le marmot joue avec ses lèvres produisent mécaniquement des combinaisons syllabiques du genre « papa », « mama ». Les parents s’en réjouissent. Mais s’ils sont absents, n’existent, pires que perdus ? Ces premiers noms prononcés deviennent oiseux ; et le lien-guistique se distend entre le monde et l’enfant. » ; s’y rajoute le fait que « c’est ton papatte palmé qui te narre ô canard / ton coin qui te menotte où tu barbotes barbare » et que même les trains miniatures apportèrent leur wagon à l’édifice : « Je l’ignorais mais j’ai beaucoup appris / à faire tourner des wagons des locos / qui étaient comme alignés sont les mots / des miniatures d’action rêve ou pari / sur le sens toujours promis à bientôt / se retourner / ou écouter le bruit / ce fruit dans le vers qui s’en est nourri » Par ailleurs, apprendre à lire-écrire s’est fait non seulement dans les premiers livres mais aussi dans le monde muet – entre autres, celui de la pêche à pied d’où est tiré tout un alphabet « car une lettre peut dire beaucoup ».  
Bref, il s’agit là d’un ouvrage où J. Demarcq montre à nouveau sa virtuosité qui allie tous les registres, y compris les références savantes qu’il ose détourner allègrement (par exemple, un sonnet intitulé Quel délicat dos commence ainsi : « Je bruis, très vertébreux ; pas neuf : le dos coincé » (4), alternant avec justesse humour et gravité et même, le plus souvent, les mêlant étroitement : « et que ça / cesse ou continue worm word bird ques / tion idiote to be or not ornithologie // qui dans le dos pourtant me trotte / est-ce que l’être en travers des ver / tèbres l’asticot s’y casse les crocs // le poème si jamais sera moi » 
[Bruno Fern] 
 
Jacques Demarcq, Avant-taire, roman en vers, éditions nous, 2013, 18€  
1. Avec cartes, plans et photos fournis à l’appui. 
2. Même si c’est aussi fait pour ça : "Et laisse disparaître dans lignes sans nom et couleurs non prises au collet des formes, soit les apparences d’Oubli et de Douceur, toutes les sales figures qui te faisaient peur et cassaient tes pieds."  (Christian Prigent, Les Enfances Chino, P.O.L., 2013) 
3. « Mais en vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. » (Mallarmé) 
4. J. Demarcq est l’auteur de Nervaliennes, paru chez Corti en 2010 : Nervaliennes de Jacques Demarcq par Bruno Fern 


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