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Claude Louis-Combet, Gorgô

Par Eric Bonnargent
Monstrueuse prostration
Romain Verger

Claude Louis-Combet, Gorgô

Le Caravage

Dans ce court récit paru en 2011, Claude Louis-Combet se réapproprie la figure de Méduse, la plus célèbre et redoutable des trois Gorgones, dont Persée triomphe en la décapitant. En prière d'insérer, l'auteur désamorce toute tentation d'interprétation psychanalytique de son texte. L'enjeu de sa relecture du mythe, ajoute-t-il, serait d' "exonérer le monstre féminin de la charge d'angoisse qui lui est associée", d'"apprendre à aimer Gorgô, à lui vouer une compassion elle-même abyssale, à son niveau de ténèbres".
Mais peut-on faire l'économie totale d'une lecture psychanalytique quand l'auteur semble manifestement en jouer et qu'il choisit de peindre Méduse dans sa jeunesse, de faire de ces années-là le berceau de son mythe, la chrysalide où germe sa monstruosité ? Et l'en aime-t-on davantage au sortir de son récit ? Sans doute pas. Peut-être même passe-t-elle du statut de victime qu'elle incarnait (rappelons que la tradition ovidienne lie la réputation infernale et mortifère de Méduse à la jalousie d'Athéna qui l'aurait métamorphosée pour se venger du viol que Poséidon aurait commis sur sa rivale), à celui de coupable. Nul agresseur chez Louis-Combet ; la monstruosité de Gorgô résulte d'une solitude dénaturée qui fait d'elle une héautontimorouménos, d'une prostration dévoyée en une sorte de fixation ou de sidération narcissique.
Fille de la Nuit et des éléments, née des entrailles de la Terre, on la découvre à six ou sept ans puis à l'adolescence, parmi les herbes folles, jouant d'un petit miroir à embrasser son reflet et jouir de la peur qu'il suscite en elle, ou tenter d'apercevoir son véritable visage, celui de son sexe, "zone aveugle" et "obscurité impénétrable" qu'elle ne tardera plus à fouiller de sa main, dans une scène où l'onanisme dégénère en un viol infligé à soi-même :
"Alors, elle écarta largement ses cuisses, elle haussa ses fesses sur un coussin et, avec une violence contenue, toute partagée entre angoisse et tendresse, entre appréhension de l'inconnu et amour d'elle-même, elle pénétra, de tout son poids et de toute sa volonté, dans les abysses de sa vulve et dans l'inconcevable ténèbre de mollesse, de tiédeur et d'humidité de son vagin. Elle enfonça son poing, elle poussa son poignet, elle sentit, au passage, des protubérances s'aplatir, des viscosités se fluidifier, des exiguïtés s'élargir, et put penser que son bras, désormais entré à fond, était reçu comme le sauveur et le bienfaiteur."

En embrassant son image, en s'enduisant plus tard de son sang menstruel, Gorgô se nomme et naît à sa monstruosité, elle jouit, s'effraie d'elle-même et se consume. Autolyse tragique qui bientôt irradie : les insectes attirés massivement par le reflet de son sexe tombent raides morts à sa vue.
Alors que Méduse représente habituellement l'autre dans sa différence absolue, elle apparaît ici comme la figure du même, celle dont la monstruosité découlerait d'une spécularité confondue avec l'altérité, et qui dès lors induit toutes les inversions possibles, les illusions d'optiques et les mutations fonctionnelles. Anti-Vénus, Gorgô associe "en une seule forme l'extrême hideur et l'extrême beauté". Elle est celle en qui la vue, l'amour et la mort se confondent, celle dont les viscères, les cheveux et les poils pubiens fusionnent en un motif unique : le nid de serpents. Celle qui dévore, qui émascule, qui pétrifie d'un regard-baiser, d'un coup d'œil qui vaut l'étreinte et le coït. Celle enfin dont le schéma corporel, excédant les genres et les identités, reste à jamais indéterminé :

"Gorgô se brassa dans ses abîmes, elle dénoua et renoua ses attaches organiques, elle transféra ses massifs de chair, elle déplaça fentes, fissures et ouvertures et créa de nouvelles voies dans un paysage féminin complètement remodelé — jusqu'à ce que vînt le jour où les rumeurs de l'air annoncèrent l'arrivée imminente du valeureux Persée. Alors Gorgô remonta à la surface et s'établit au centre de sa corolle, dans son immense chevelure de serpents. Ses bras et ses jambes formaient une radieuse étoile de volupté, toute de blancheur et de grâce. Au sommet des cuisses commençait la tête, et à l'endroit du pubis, s'étalait la masse magnifiquement noire et grouillante des cheveux. À l'autre pôle s'ouvrait la fente sexuelle enfouie dans son nid de reptiles. Au centre, à la place de l'ombilic, s'enfonçait le sombre puits de l'anus, ourlé de bourrelets charnus tels qu'on pût les croire soulevés hors de leur pâte par le feu du désir. Au-dessus de l'anus, de chaque côté des flancs, s'élevaient les seins, dans toute leur puissance et leur opulence, et, à leur base, dans le doux vallon qui les séparait, Gorgô avait logé ses yeux, ses terribles yeux de glace et d'acier, que les paupières ne couvraient jamais, et qui ne pouvaient exprimer que l'inexpression de tueurs mécaniques, inexorables et irréfutables. Quant à la bouche ordinaire et au nez, repoussés à l'arrière, entre les épaules, ils se tenaient cois."
Un texte puissamment poétique et tout aussi sidérant que la Gorgone dont l'auteur réinvente l'histoire.

Claude Louis-Combet, Gorgô, Éd. Galilée, 2011. 16 €

Claude Louis-Combet, Gorgô


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