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Comment passer du statut de "Schindler" à celui d'Himmler ?

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

La construction d'une figure mémorielle repose souvent sur un équilibre très précaire entre la victimisation, l'héroïsation et la diffamation qui relèvent toutes de dérives inhérentes au processus.

Les débats récurrents autour de Jean Moulin et d'Adolf Eichmann peuvent être considérés comme des symptômes de ce phénomène. Quand certains font entrer le premier au Panthéon républicain, d'autres rappellent qu'il aurait pu être un crypto-communiste travaillant clandestinement à la destruction de la République ; Quand certains veulent juger le second comme une incarnation de la barbarie nazie, d'autres prétendent qu'il pourrait n'être qu'un exemple parmi d'autres de la "banalité du mal".

L'exemple de Giovanni Palatucci est pourtant particulier. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce policier italien est considéré comme un véritable "héros" pour avoir contribué à sauver plusieurs milliers de Juifs dans la ville de Fiume (aujourd'hui Rijeka, en Croatie). Or,  une nouvelle étude conduite par le centre Primo Levi contredit totalement cette image en affirmant non seulement que l'homme n'a pas sauvé des Juifs, mais qu'il aurait au contraire activement collaboré avec l'occupant nazi.

La contradiction dépasse ici le cadre du simple débat d'interprétation et pose d'importantes questions sur le processus d'auto-construction de ces figures mémorielles.

Derrière le mythe, les découvertes des historiens

Il faut tout d'abord préciser que Giovanni Palatucci n'est pas l'initiateur de cette dynamique. Il a lui-même été déporté à Dachau en 1944 où il est mort à l'âge de 35 ans.

Cet élément biographique a peut-être été le point de départ de sa légende puisque certains ont pensé que sa déportation pouvait s'expliquer par la découverte de ses activités de résistance, notamment la destruction de documents d'identification des Juifs de Fiume... Finalement, ces fiches n'ont pas du tout été détruites puisqu'elles sont encore aujourd'hui conservées dans les archives de la ville ! De plus, l'intéressé aurait en fait été déporté en raison de sa trahison pour avoir communiqué des documents aux Britanniques.

On le croyait simple chef de la police... Il était en fait commissaire adjoint responsable de l'application des lois raciales dans l'Italie fasciste.

On pensait qu'il avait sauvé jusqu'à 5000 Juifs de la mort... alors qu'ils étaient finalement à peine 500 dans la ville de Fiume à cette époque et que 80% d'entre-eux ont été envoyés à Auschwitz, soit le taux le plus élevé de toutes les villes italienne !

La longue construction d'une légende

Différentes hypothèses peuvent être formulées afin de comprendre l'émergence d'une telle légende.

D'abord, la personnalité ambiguë de Giovanni Palatucci, capable de concilier suffisamment discrètement ses activités de collaboration avec les nazis d'une part, et avec les Britanniques d'autre part, sans trop éveiller de soupçons dans sa ville sur sa politique de dénonciation et de déportation des Juifs de Fiume.

Selon Natalia Indrimi, la directrice du Centre Primo Levi qui a coordonné les recherches, la seconde étape aurait été impulsée par l'évêque Giuseppe Maria Palatucci, l'oncle de Giovanni Palatucci, qui a engagé en 1952 la procédure visant à faire reconnaître à son neveu le statut de déporté. Le gouvernement italien se serait alors emparé de l'occasion pour redorer un peu l'image de l'Italie durablement marquée par l'expérience mussolinienne, et celle de  la papauté entâchée par les accusations d'inaction, voire de collaboration, du pape Pie XII.

Enfin, dans le contexte géopolitique du début des années 1950, l'Etat d'Israël aurait été particulièrement bienveillant à l'idée de promouvoir des figures emblématiques venant au secours de Juifs innocents.

C'est vraisemblablement la conjonction de tous ces  facteurs qui a permis de poser les fondations de la construction mémorielle d'une figure héroïque qui s'est progressivement auto-alimentée et emballée.

En 1953, la ville de Ramat Gan près de Tel Aviv lui a rendu hommage en donnant son nom à une rue.

En 1955, la communauté des Juifs d'Italie lui décernait une médaille d'or à titre posthume.

En 1990, Giovanni Palatucci était reconnu comme Juste parmi les Nations, la plus haute distinction honorifique décernée par le Mémorial de Yad Vashem au nom de l’État d’Israël.

En 2002, le pape ouvrait le processus de béatification de Giovanni Palatucci en lui reconnaissant le statut de martyr. Ce dernier avait d'ailleurs été récemment accéléré par  l'association Giovanni Palatucci qui créditait la guérison d'une tumeur chez un homme à une action miraculeuse de l'italien.

En 2005,  la Ligue Anti-diffamation américaine lui a décerné un prix pour son courage. 

A cela s'ajoute d'innombrables squares, rues, places et promenades baptisés à son nom en Italie et aux États-Unis. Ils constituent autant de lieux de mémoire qui ont entretenu la légende pendant des décennies.

Après le temps des héros, place aux salauds

Le plus surprenant dans cette histoire repose peut-être sur l'absence totale de doute pendant plus de soixante ans.

L'initiative familiale initiale semble avoir été constante pendant plusieurs décennies par l'intermédiaire d'articles, d'ouvrages et de cérémonies commémoratives. Une association s'est d'ailleurs créée afin d'entretenir la mémoire héroïque du personnage.

L'absence de regard critique est en revanche plus problématique de la part du Mémorial de l'Holocauste de Washington qui représente une autorité incontestée dans les études sur le génocide et qui avait inclut la figure de Giovanni Palatucci dans  des modules de formations des enseignants et dans une exposition encore en cours.

De même, selon l'historien Patrick Cabanel dans son Histoire des Justes de France, le processus de nomination pour obtenir le titre de Juste parmi les Nations répond à de strictes exigences : "les pièces nécessaires, qui ne peuvent être réunies que par les Juifs sauvés (...) sont soumises à l'appréciation de la commission, seule apte à décerner le titre". La commission est constituée d'"un représentant du ministère des Affaires étrangères, un représentant du Congrès juif mondial, six membres des associations de déportés et rescapés, et cinq juges et avocats".

A cela s'ajoute bien entendu la Ligue anti-diffamation évoquée ci-dessus,  la fondation Raoul Wallenberg et la Papauté qui consacrent des pages élogieuses et précises sur le parcours de celui qu'on avait pris l'habitude d'appeler "le Schindler italien".

Comment est-il possible que des institutions aussi prestigieuses et respectées  aient pu entretenir pendant si longtemps le mythe héroïque de Giovanni Palatucci ? Comment la commission de nomination des Justes parmi les Nations a-t-elle pu rassembler suffisamment de témoignages de Juifs en mesure de prouver qu'il ont été sauvés par cet homme ? Comment le Mémorial de l'Holocauste de Washington a-t-il été en mesure d'alimenter des modules de formation et une exposition sur son action ? Avec quelles sources ? Sur la base de quelles archives ?

Toutes ces questions devront désormais faire l'objet d'une étude qui s'annonce passionnante et qui confirme l'idée que la mémoire s'impose désormais comme un véritable objet d'histoire susceptible d'expliquer les sociétés passées et contemporaines.


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