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An Unknown Spring, vu par François Matton.
Où il sera question d'Angleterre, pour changer un peu. De l'Angleterre contemporaine. Un pays qui ne va pas bien et qui renâcle à l'admettre. Travailler beaucoup pour gagner très peu. Courber
quotidiennement l'échine face aux injustices, en n'attendant qu'une seule chose : le week-end, pour s'abandonner dans une farandole de boissons alcoolisées. « Une grande nation
balayée par une administration qui semble ne se soucier que du court terme, et qui mène une existence de cigale en prétendant jouer à la fourmi ». Ce constat est celui de Philippe
Auclair dans le Royaume enchanté de Tony Blair (2006, Fayard), ouvrage démontant avec méticulosité tous les rouages et effets de dix années de pouvoir du labour party en
Grande-Bretagne.
Philippe Auclair, originaire d'Yvetot en Normandie, s'est installé au milieu des années 1980 à Londres, qu'il n'a depuis jamais quitté. Il y cumule les fonctions de journaliste sportif,
écrivain, arrangeur et, sous le pseudonyme de Louis Philippe, auteur-compositeur-interprète - comme le français nous impose de dire, qui ne possède pas d'équivalent au terme anglais
« songwriter ». Peu importe. Les années 1980, Philippe Auclair les décrit un jour comme « l'âge d'or de la musique indépendante anglaise ». Des
labels à très forte identité y cohabitaient, l'absence de moyens financiers stimulait l'imagination et la fantaisie, à contre-courant de la musique dominante de l'époque. A l'opposée d'un
Bruce Springsteen, milliardaire à jeans troué et débardeur, l'idée était de réussir à paraître aristocratique sans le sou, de rivaliser de raffinement et d'érudition sans craindre de se faire
traiter de snob. Le label sur lequel furent publiés les premiers disques de Louis Philippe s'appelait El Records, et répondait à la lettre à ses critères. L'un de ses premiers
enregistrements, une reprise d'un titre rare de Brian Wilson, popularisé par Glen Campbell (Guess I'm Dumb), fut même couronné « single de la semaine » dans le prestigieux
New Musical Express. Aujourd'hui, cette gazette recentrée sur un public adolescent fait essentiellement ses choux gras avec les frasques de Pete Doherty, Amy Winehouse et leurs succédanés.
L'étiquette « indie » désigne le rock conventionnel de Razorlight et des Arctic Monkeys. Bref, la musique indépendante anglaise telle qu'on l'entendait il y a 20 ans est morte, ou
quasi.
An Unknown Spring, le quinzième album studio de Louis Philippe (si mes comptes sont bons), paru l'an dernier, débute par ces mots : « Grey swept over England »
(« La grisaille s'est emparée de l'Angleterre »). En regard du parcours de son auteur, du contexte évoqué plus haut, de la pochette du disque, du titre de la chanson
(No Sun, No Sky At All) et de sa construction sur une base d'accords mineurs, on devine que le placement en ouverture de cette phrase se veut fort de sens. Cette fois-ci, la couleur
dominante sera le gris. Mais Louis Philippe n'est, heureusement, pas homme à sombrer dans l'auto-apitoiement monochrome ou la nostalgie. Alors, à l'instar d'Eric Rohmer expliquant ses
intentions lors du tournage des Nuits de la pleine lune, on avancera qu'il s'agit ici d'un disque « gris, avec des tâches de couleur très vives ». Dont l'éclat,
par contraste, n'en irradiera que plus facilement. La suite immédiate le montre très clairement, sur ces deux chansons que sont The Hill and the Valley et Lights Were Dancing On
The Ceiling. Sur la première, c'est le frottement entre la basse saturée, sonnant presque comme si branchée sur une pédale fuzz, et la clarté des arpèges de guitare et des voix mêlées de
Louis Philippe, Alasdair McLean et Mel Draisey de The Clientele, qui jette une traînée de lumière violemment printanière sur un paysage tout de branches d'arbres effeuillées. Sur la seconde,
c'est une manière proprement prodigieuse de faire s'entrechoquer des éléments mélodiques et instrumentaux disparates qui parvient à ce même résultat - jusqu'à cette conclusion où la
contrebasse de Danny Manners se substitue à la basse électrique présente dès le début, repeignant en des teintes opiacées ce plafond sur lequel « les lumières dansent ».
Louis Philippe est pour moi un modèle. Si je n'avais eu son exemple en tête, je n'aurais peut-être jamais eu le courage de partir vivre en Angleterre, de tenter de comprendre sur place
pourquoi la musique de ce pays m'obsède tant. Cette sensibilité et cette intelligence émanant de chacun de ses propos, qu'il s'exprime au sujet des couleurs de l'ancien stade de son club
fétiche d'Arsenal, de la musique d'XTC et Francis Poulenc, ou de la situation politique en Grande-Bretagne, m'ont toujours fasciné. Pourtant, j'ai longtemps eu quelques réticences à adhérer
pleinement à ses albums. Celui-ci est le premier qui, de bout en bout, me donne l'impression d'une œuvre pleine, maîtrisée, intégralement captivante. Aucune batterie n'a été utilisée lors de
l'enregistrement de ce disque, qui pourtant recèle une diversité de rythmes et une dynamique d'ensemble peu communes. Aucun autre de ses albums à ce jour ne s'était autant démarqué du
classique format chanson et, simultanément, n'était parvenu à sonner de façon si accrocheuse à l'oreille.
Dans un commentaire au sujet de l'album des Os Mutantes, Emma disait entrevoir un dialogue entre ma tristesse et la joie de Guillaume. Je perçois pour ma part un phénomène comparable entre la
musique de Louis Philippe et celle des High Llamas. Ecoutez, si vous le pouvez, An Unknown Spring et Can Cladders à la suite. Ces disques sont tous deux parus en 2007,
ont été écrits et couchés sur bande dans la même ville, Londres, par deux hommes amis dans le civil et partageant d'innombrables goûts. An Unknown Spring est plus torturé, romantique
et porté sur les tons de gris, Can Cladders plus enjoué, coloré voire « exotique », et néanmoins, amenés à se confronter l'un à l'autre, ces deux disques paraissent
receler de nombreux points de rencontre, semblent s'être nourris mutuellement, proposer deux hypothèses différentes d'une même personne.
Ce dialogue constitue à mon sens ce que la pop anglaise a de plus beau à offrir aujourd'hui.
En bout de course, An Unknown Spring dévoile encore deux motifs de surprise. Le premier est un instrumental nommé Liverpool, élancé comme un ferry prenant la direction de
Birkenhead, porté par le groove du jeu de basse de Bertrand Burgalat, un morceau si tranquillement enjoué qu'on ne peut pas imaginer qu'il s'agisse d'autre chose que d'un hommage - étonnant
donc, venant de quelqu'un de si notoirement « londonien ». Le second, Wild-Eyed and Dishevelled est, de l'aveu de son auteur, un message d'amour à ses amis d'Amérique, qui
ont semble-t-il beaucoup compté dans sa vie dernièrement, sur lequel celui-ci s'approche plus que jamais d'une manière de gospel blanc, exalté et empli d'une foi retrouvée.
Histoire de réellement changer un peu, il sera aussi temps pour moi mercredi prochain d'aller faire un tour de ce côté-ci de l'Atlantique.