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Série Arlt 2/8 – Confusions autour du roman - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto Arlt

Par Fric Frac Club
Série Arlt 2/8 – Confusions autour du roman - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto Arlt Série Arlt 2/8 – Confusions autour du roman - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto ArltTirée des chroniques inédites en volume, publiée en 2009 dans un monstre de 750 pages, cette série de huit « câbles » datés de l'année 1941 – inédits en français – propose le regard décalé de Roberto Arlt (1900-1942), l'auteur des Sept fous et géant des lettres argentines, sur l'art romanesque et la littérature. Sélection et traduction par Antonio Werli.
Confusions autour du roman Les théoriciens confondent généralement décadence du roman et décadence de la capacité de réaction du personnage romanesque. Il est important de faire la différence. Roman, récit ou feuilleton sont grosso-modo les définitions d'un même genre et renseignent plus sur des différences quantitatives que qualitatives. Dickens écrivait des romans qui étaient publiés en feuilleton. Dickens, ce n'est pas la même chose que Luis de Val [1]. Nous voyons bien que nous ne pouvons pas parler de décadence du contenant. Donc, occupons-nous de deux éléments irréductibles : le personnage et l'action, dont l'énergie potentielle détermine la mécanique du roman. Avec cette méthode, nous arrivons à la conclusion que ce qui différencie un personnage romanesque d'un autre personnage romanesque est la charge d'action mise en jeu, et que la charge d'action potentielle d'un personnage de Stendhal est différente du tout au tout de la charge potentielle d'un personnage de Proust. Pour éclairer cette notion, prenons un exemple courant en chimie, que nous allons appeler « exemple de monsieur Hélium ». Monsieur Hélium est défini par les chimistes comme un gaz inerte, et cette inertie se caractérise par son manque d'activité chimique, c'est-à-dire par son manque de capacité à réagir en présence d'autres corps. Le gaz Hélium est en définitive un gaz stupide. Si nous prenons la table de Mendeleiev, nous trouverons, un peu plus loin d'Hélium, monsieur Carbone. Monsieur Carbone a une importance élémentaire dans la chimie des êtres vivants. En comparaison à l'idiot et paresseux monsieur Hélium, monsieur Carbone intervient dans presque toutes les synthèses de la chimie organique. Si nous traduisions ces dispositions dans la langue des théoriciens, nous pourrions affirmer que monsieur Hélium est un personnage romanesque de type Huxley, vu sa faible participation à l'engrenage des combinaisons vitales, tandis que nous définirions monsieur Carbone comme l'un des plus actifs et romanesques personnages que puissent imaginer Manzoni ou Kipling. Les théoriciens du roman, qui d'ailleurs ont compris cette différence spécifique entre monsieur Hélium et monsieur Carbone, ont utilisé, pour camper leur position et probablement sans le savoir, un fait de la chimie : « Dans le roman moderne, le personnage agit sur le lecteur par sa simple présence, sans nécessité qu'il effectue des actions. » Une influence de genre statique, que la chimie nomme catalyse. Certains théoriciens supposent actuellement que le personnage immobile agit sur le lecteur comme un agent catalyseur, accélérant le processus de compréhension entre l'homme et la vie. Voyons comment cette supposition exacte nous amène à une conclusion opposée. Supposons que nous avons le pouvoir de réunir trois hommes célèbres sur une estrade. Nous y mettons Einstein, Ford et Staline. Avec eux, sur la même estrade, plaçons trois autres hommes absolument inconnus. Ni le savant, ni l'industriel, ni le politique n'agissent d'aucune manière, mais tous les regards se dirigent vers ces hommes illustres, agissant sur la masse qui les contemplent par simple action de leur présence, ou catalyse. Tout à coup, l'un des trois inconnus qui étaient assis face à Ford, Einstein et Staline se lève et balance une volée de claques à l'un des inconnus. Que va-t-il se produire ? Simultanément : Einstein, Ford et Staline vont s'associer dans une impulsion humaine toute simple et tenteront de séparer l'agresseur de l'agressé ; et l'attention de la masse va s'écarter de la contemplation de Ford, Einstein et Staline pour suivre le destin échu à l'homme qui a donné les claques et à l'homme qui les a reçues. Si nous analysons les deux événements discontinus contenus dans l'exemple, nous découvrons que la vertu catalytique, appliquée aux êtres humains, les rendant capables d'agir par leur simple présence, naît de la capacité de l'agent catalyseur immobile d'altérer un équilibre déterminé ou à moitié réel, dans un moment où sa volonté dispose de lui. Quand Staline, Ford et Einstein attiraient l'attention de la masse sur l'estrade, ils agissaient en ce qu'ils étaient capables de le faire, et quand l'un des trois inconnus administra une merveilleuse paire de baffes à l'autre inconnu, l'« action de présence » se vit annulée par l'« action présente », ce qui est parfaitement logique, y compris d'un point de vu mécanique, vu que l'action présente est cinétiquement beaucoup plus puissante que l'énergie potentielle, représentée à ce moment-là par les trois illustres bonhommes aux bras croisés. C'est pourquoi les récits concernant la vie des grands hommes opèrent à la manière d'une catalyse sur notre imagination, car même ce qui est insignifiant chez le grand homme est accompagné du dénominateur commun de son extraordinaire grandeur, et ce dénominateur commun réside dans les altérations maximales que produit, dans un milieu x, le grand homme. Concernant le roman, le procédé de catalyse ou d'action par simple présence est absurde et antiromanesque. Sans action, nous ne pouvons déterminer la constante psychologique du personnage. C'est pourquoi, j'ai dans l'idée qu'un jour on parviendra à définir mathématiquement la constante d'action d'un personnage romanesque, en divisant le nombre d'exemplaires des livres dans lesquels le personnage figure, par le nombre d'années qu'il a fallu pour les vendre. Toutefois, il peut aussi s'agir d'une nouvelle porte au temple du roman, une porte qui n'a pas encore été ouverte aux amateurs de sa technique.

[1] Luis de Val (1867-1930) était un graphomane espagnol ayant écrit près de deux cents ouvrages, avec une prédilection pour le « roman sentimental » moral et manichéen, majoritairement publié en feuilleton. La pique de Arlt nous en dit suffisamment sur cet auteur qui n'a probablement jamais été traduit en France… (NDT)


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