Vrai plaisir que de découvrir un
nouveau livre de notes de Jaccottet : c’est la part de l’œuvre que je
préfère parce que s’y déploient des qualités rares d’observation, de lecture,
d’intelligence, de culture et de curiosité, le tout saisi par une écriture
aussi raffinée que simple. Le poète a
donc bien fait de « sauvegarder » ces notes qu’il avait délaissées au
moment de la constitution des « semaisons » : avec sa modestie
habituelle, teintée d’humour, l’auteur « espère n’avoir cédé nulle part à
ces accès d’indulgence dont on sait que les vieillards peuvent être atteints,
comme de leurs trop nombreux autres maux. » (p.7)
L’écriture s’échelonne de 1952 à 2005, mais sans rythme égal : une seule
note en 1968, par exemple, un paysage. On connaît le goût de Jaccottet pour la
nature, fleurs et oiseaux notamment : on retrouve avec plaisir son talent
subtil et simple pour décrire un ciel et une lumière : « Nuages
pareils à des pivoines où se recueille la lumière du jour, tandis que tout ce
que je vois encore de la terre est presque noir. » (p.33), « Paysages
d’hiver, image de la paix. Rien que l’image, rien que le songe de la paix sont
des bienfaits. De grands longs nuages immobiles. » (p.41) C’est bien ce
sentiment d’apaisement qui domine, peut-être à cause des phrases averbales. En
quelques mots, le monde est donné dans une sorte de beauté calme, tranquille,
qui fait contrepoids dans ce volume aux nombreuses notes marquées par la mort
des parents, des amis. On sent bien chez
Jaccottet (et cela le rapprocherait de Sacré) la mélancolie d’un temps où le
lien entre la nature et l’homme n’était pas rompu. Ainsi, devant « la
ferme Graillon » : « Je ne puis me déprendre là d’être ému comme
devant une sorte de monument, je veux dire quelque chose de presque immémorial
et de presque sacré – cette bâtisse, ce mode de vie – qui semble sorti des
profondeurs de la terre et qui maintenant fait naufrage, alors que rien de ce
qui voudrait s’y substituer ne me paraît « vrai ». » (p.113)
C’est peut-être à partir de ce rapport à la nature que l’on peut comprendre
l’admiration de Jaccottet pour G. Roud (p.58) ou son goût pour le haïku (p.43).
Les lectures tiennent aussi une place importante dans ce volume, avec beaucoup
de citations précises. On est frappé par la diversité ; de la poésie, bien
sûr, mais aussi romans, correspondances, essais… Variété linguistique
aussi : allemand, italien, anglais… Beaucoup d’auteurs classiques sont
revisités, mais tout autant des poètes modernes : Stefan et Tortel (p.89),
Frénaud (p.186), Marteau (p.187), Bonnefoy (p.197), Leiris (p.125)… Le jugement
critique de Jaccottet est aussi ferme que mesuré, nuancé. A propos de Rome, 1630 de Bonnefoy, il écrit :
« D’une connaissance extrêmement solide de la peinture et de l’art de
cette époque, il tire des interprétations qui relèvent d’une perspective certes
profonde, mais peut-être trop personnelle pour être toujours totalement convaincantes. »(p.145)
Il est vrai aussi que d’autres auteurs sont davantage malmenés : « À
lire Michel Deguy parlant de Hölderlin dans la NRF, on pourrait croire que le
plus grand mérite de ce poète tiendrait à son système philosophique.
Contagion, épidémique, des théories. Œuvres poétiques qui se couvrent de
termes techniques, scientifiques, philosophiques, comme d’autant de boutons. »
(p69), « Il y a chez Gracq, chez Mandiargues plus encore, quelque chose
d’un auteur de salon, Dhôtel paraît un peu frêle, Arland à la fois pathétique
et trop policé. » (p.91) Lors d’une visite à Jean Tortel en 1993, on voit
se dessiner un positionnement de Jaccottet dans le champ poétique de
l’époque : « des gens qui, à tort ou à raison, me sont totalement
étrangers ! Non pas Henri Deluy, ni même Arseguel, sympathiques, mais
Viton, Liliane Giraudon ou Royet-Journoud. Alors que, du même coup, devenaient
visiblement étrangers à Tortel les poètes qui me touchent le plus : non
seulement Bonnefoy et Thomas, mais Paul de Roux et Jean-Pierre Lemaire ;
et que nous ne nous entendions plus guère, je le crains, que sur du Bouchet –
qui, de son côté, lui a gardé toute son admiration. » (p.131)
A la fin de cette note, on voit apparaître une constante émouvante dans ce
livre : l’amitié entre Jaccottet et du Bouchet. Depuis une courte note de
1957, « Les poèmes d’André du Bouchet, comme une fenêtre ouverte avec
brusquerie sur le paysage, en plein travail. » (p.10), jusqu’à une note
brève de 2001, « Le 19 Avril, Anne me téléphone qu’André est mort ce matin
à 9 heures » (p.190), on a toute une série de rencontres, de lectures, de
références, qui marquent la proximité des deux poètes. Elle s’enracine sans
doute en partie dans une commune exigence de ce qu’est écrire, et un même
dédain du « monde littéraire » : lors d’un voyage en Suisse et
une halte dans un grand hôtel, Jaccottet note : « ces PDG sont ce
qu’ils sont, des hommes d’argent et de pouvoir, et (…) certains écrivains
voudraient être cela aussi, avec la gloire en plus – alors que la littérature
devrait sauver l’essentiel, mais sans y penser ou surtout s’en targuer. » (p.166)
Le voyage, sans être un thème dominant de ce livre, est présent : Suède,
Italie, Turquie, Portugal… De même, assez rares, certaines visites donnent lieu
à de brefs récits émouvants ou subtilement distanciés : Chagall (p.104),
Char (p.106), Ponge (p.110), Tortel (p.131), du Bouchet (p.141, p.157)…
Il reste à dire, et ce n’est pas le moins important, que ces notes continuent
de dessiner une poétique, non pas une théorie, mais une certaine vision de la
poésie. Elle me semble marquée par une tension entre le « sublime » (p.185)
et le « banal » (p.109, p.184). « Aveuglante ou banale »,
écrivait du Bouchet. D’où la nécessité d’économiser l’image (p.25) et de
ramener la poésie à terre : « certains énoncés de faits parmi les
plus simples (sont) la cime de la poésie. Ainsi ces deux vers de
Bonnefoy : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Que
faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève. » » (p.14) A différents
moments du livre, d’autres exemples vont dans le même sens : Roud (p.58),
Saba (p.120), Supervielle (p.184)… Et si Jaccottet avoue avec modestie la difficulté
à atteindre ce but, « j’ai éprouvé une sorte de dépit, sinon de honte à
n’avoir jamais pu atteindre cette suprême, et d’ailleurs seulement apparente
simplicité » (p.120), il n’en garde pas moins, et très clairement le
cap : « Rendons compte de ce qui reste d’exaltant dans la vie la plus
simple. »(p.58) Ou bien cette magnifique chute d’une note de 1958 : « Je
ne voudrais être rien d’autre qu’un homme qui arrose son jardin et qui,
attentif à ces travaux simples, laisse pénétrer en lui ce monde qu’il n’habitera
pas longtemps. Le pain de l’air. » (p.27)
Voilà bien ce qui continue de toucher dans les notes de Jaccottet : une
profonde humanité liée à une impeccable justesse du son.
[Antoine Emaz]
Philippe Jaccottet
Taches de soleil, ou d’ombre
Editions Le Bruit du Temps
208 pages – 22€