Livre du mois : double lecture - Emmanuel et JB
L’avis d’Emmanuel
La grande bibliothèque de BabelC’est moi qui ai imposé la mise de cet essai au programme du livre du mois. Malgré des doutes évidents de mon compère sur la pertinence de ce choix, je n’ai guère eu de mal à obtenir gain de cause. C’est le CV de M. Manguel que je dois remercier pour cela : secrétaire de Borges dans ses jeunes années, érudit polyglotte amoureux des livres et de la littérature, biographe de Kipling. J’ajoutais à cela, de mon côté, un souvenir contrasté d’Une histoire de la lecture, l’un de ses essais les plus réputés, lu il y a quelques années : érudition époustouflante, goûts littéraires en accord avec mes penchants, lecture difficile et exigeante. Bien plus qu’il n’en faut, en somme, pour avoir envie de se confronter de nouveau à un auteur.Dans la Bibliothèque, la nuit, ce n’est plus la lecture au sens large qui constitue le point de départ, mais la bibliothèque. Une bibliothèque qui sera successivement envisagée comme lieu, public ou privé, comme concept, mais aussi objet social, culturel, intellectuel… Une bibliothèque qui, tout en constituant un point d’ancrage très concret et un fil conducteur fort, sert aussi, bien souvent, de prétexte à l’évocation de ce livre tant aimé, dont elle est le sublime écrin.Chacune de ces dimensions de la bibliothèque est envisagée dans un chapitre dont le nom prend la forme d’un concept, souvent ouvert, voire presque poétique (Une ombre. Une forme. Une île…) et au sein duquel l’auteur, sur un ton qui pourrait être celui d’une conversation dans la pénombre d’un cabinet de travail, mais sans sacrifier pour autant la clarté du propos, expose ses connaissances et réflexions personnelles sur le sujet.
« La tour de Babel dans l’espace et la bibliothèque d’Alexandrie dans le temps sont les symboles jumeaux de ces ambitions. Dans leur ombre, ma bibliothèque est un rappel de ces deux aspirations irréalisables – le désir de contenir toutes les langues de Babel et celui de posséder tous les volumes d’Alexandrie. »Too fast, too furiousL’érudition et l’amour que Manguel voue au livre et à la littérature, ne pouvaient que susciter l’admiration chez le (jeune) lecteur en formation que je suis. Il cite avec précision et plaisir des écrits orientaux des origines, aussi bien que les grands textes fondateurs de nos civilisations, Stevenson ou Lewis Carroll. Et les goûts qu’il affiche, bien que mille fois vastes comme les miens, semblent les inclure en totalité, ce qui m’a immédiatement donné une impression de connivence des plus agréables.Pourtant, ma lecture de la Bibliothèque, la nuit a eu quelque chose d’authentiquement laborieux. Et je dois même avouer que sa fin m’a procuré un certain soulagement. Aussi m’étais-je hâtivement persuadé que ce sujet trop étriqué avait contraint l’auteur à diluer son propos dans un verbiage qui, sans être déplaisant, était tout simplement porteur d’ennui. Par chance toutefois, j’avais pour des raisons techniques obscures été empêché de relever au fil de ma lecture les citations et passages marquants, comme je le fais toujours. J’avais donc corné les pages correspondantes (fort nombreuses il est vrai) et prévu de faire ce relevé préalablement à l’écriture de cette critique.
Ce que je fis. Et qui transforma dramatiquement mon propos du jour.Car je me rendis alors compte que ce n’était pas le livre qui souffrait de défauts intrinsèques, mais, bien, au contraire, ma manière de le lire qui était déficiente. Les essais dont j’ai l’habitude (et qui représentent probablement moins de 20% du total de mes lectures), contemporains, sont l’œuvre d’intellectuels, ou, pour être plus exacts, de spécialistes, qui dispensent à leur lecteur un petit morceau de leur connaissance. Charge à lui, s’il le souhaite, d’essayer de dépasser cette connaissance en engageant une réflexion personnelle sur le sujet à l’issue de sa lecture. Mais il pourra aussi bien se satisfaire du plaisir de savoir. La bibliothèque, la nuit, au contraire, est l’œuvre d’un penseur qui n’a rien d’autre à offrir à celui qui le lit que ses réflexions personnelles sur un sujet qui lui tient à cœur. Des réflexions qui n’auront d’intérêt que si elles servent à leur tour de combustible pour alimenter celle du lecteur.
« De jour la concentration et le système me tentent ; de nuit, je peux lire avec une légèreté de cœur qui frise l’innocence. »A lire ou pas ?Et la bibliothèque, la nuit, c’est ça. Le plaisir de flâner entre des rayonnages que l’on a mille fois arpenté, en tirer un ouvrage, le feuilleter, s’en imprégner, le reposer puis laisser œuvrer son esprit en continuant sa promenade. Ma lecture initiale, au pas de charge, boulimique, en apnée - finalement très dans l’air du temps - m’avait fait passer complètement à côté de l’ouvrage. En parcourir quelques pages à tête reposée m’a ouvert les portes d’un mode de lecture que je ne connaissais pas ou avais oublié. M’offrant par la même occasion la promesse de nombreuses nouvelles rencontres avec la Bibliothèque, la nuit.
« Notre société accepte le livre comme un fait acquis, mais la lecture –jadis jugée utile et importante, en même temps que potentiellement dangereuse et subversive – est à présent admise avec condescendance comme un passe-temps, un passe-temps qui est lent, qui manque d’efficacité et qui ne contribue pas au bien commun. »L’avis de JB
L'ombre du Maître
L’admiration que nous portons à Borges, nous pousse parfois dans des directions hasardeuses. Outre le fait de trop le citer dans nos articles, nous nous efforçons naïvement à tomber dans les nombreux pièges que nous tend l’araignée littéraire. Après avoir écumé tous les nouveaux Borges, le disciple se trouve être en première position sur notre liste. Le terme est en fait un peu inexact : le rôle d’Alberto Manguel semblant plutôt réduit à faire la lecture au maître devenu aveugle. Avant que la Xième biographie de l’auteur argentin, écrite par « l’homme qui lui vendit une empanada en 1924 » ne sorte, et que, pire, nous ayons envie de la lire, il est plus que temps, après un retard important, de vous parler de « La bibliothèque, la nuit ».
Paru en 2006, «La bibliothèque, la nuit» est l’épais cri d’amour d’un amoureux des livres. L’auteur argentin, désormais domicilié dans notre belle patrie, est à la tête d’une colossale collection de 30 000 volumes auxquels il a construit un sanctuaire à la hauteur de sa passion. C’est de ce rapport aux livres, en tant que constituant de LA bibliothèque sans doute couplée à un certain amour pour les jeux de construction, que débute l’ouvrage. Sa bibliothèque est détaillée, puis viennent les bibliothèques à travers les âges, les célèbres, les perdues, les efficaces. L’essai est ainsi découpé en plusieurs parties, sobrement intitulé « un mythe », « un ordre », « un espace », etc., permettant à l’auteur d’aborder le concept de bibliothèque par de multiples angles.
Si nous n’avions que quelques minutes à passer ensemble, je vous dirais sans détour que l’ouvrage est intéressant mais inégal et trop souvent encyclopédiquement ennuyeux. Les meilleures parties sont, à mon sens, l’avant-propos et les débuts de chapitres, parce que Manguel parle, donne son avis, s’emporte parfois, en décrivant son rapport aux livres et à sa bibliothèque :
« Vieux ou neufs, le seul signe dont j’essaie toujours de débarrasser mes livres (en général sans grand succès) est l’indication de prix que leur fixent au dos des libraires malveillants. Ces affreuses écailles blanches sont difficiles à arracher, elles laissent des cicatrices lépreuses et des taches de glu auxquelles adhèrent la poussière et la bourre des âges, et je rêve d’un enfer collant spécial auquel serait condamné l’inventeur de ces adhésifs. »
Le reste, malgré quelques anecdotes et croquis dignes d’intérêt, se traine parfois en longueur, en exemples et en dates. Le tout ressemble, en forçant volontairement le trait, à une dissertation proprinette aux relents très scolaire. L’ouvrage se veut exhaustif, tant sur le plan bibliographique que dans son exploration de la bibliothèque en tant que concept, et c’est à mon sens un tort. Il y a tout d’abord trop de dates, données historiques, mesures et chronologies. La lecture en est ralentie et l’envie de sauter des pans entiers de description ultra détaillée dépasse la simple pensée. L’auteur se perd également trop longuement sur de longues explications ou réflexions philosophiques, souvent intéressantes mais dont le fil directeur est bien dissimulé. Et c’est ce qui rend la lecture erratique, passé de la dimension des étagères d’une bibliothèque médiévale à :
« Tout choix en exclut un autre, celui qui n'a pas été fait. La lecture coexiste de toute éternité avec la censure. »
« Les bibliothèques sont, par essence, non seulement des affirmations mais aussi des remises en cause de l'autorité du pouvoir. »
Pourquoi je n'y prendrais pas ma carte...
L’erreur que j’ai faite est d’avoir appréhendé « La bibliothèque, la nuit » comme une biographie, un journal intime sur le rapport de l’auteur à ses livres et à la symbolique du gardien qui les accumule. Ces attentes égoïstement déçues, je n’ai jamais su trouver un rythme adéquat pour apprécier l’ouvrage. A posteriori, et en espérant ne pas trop être passé à côté, je pense qu’il faut le lire par petites touches, plus comme un essai un peu tortueux qu’on prend le temps d’apprivoiser.
Il n’en reste pas moins qu’au milieu de la tempête, Manguel décoche de superbes flèches de littérature, qu’on relit avec plaisir. Il a accumulé, collectionné et stocké, mais il a surtout beaucoup lu et cela se sent dans la justesse de ses références et du choix de ses mots :
« Nous cheminons au travers d'interminables rayonnages de livres où nous choisissons tel ou tel volume sans raison apparente : à cause d'une couverture, d'un titre, d'un nom, à cause de ce quelqu'un a dit ou n'a pas dit, à cause d'une intuition, d'un caprice, d'une erreur, parce que nous croyons pouvoir trouver dans ce livre tel récit, tel personnage ou tel détail, parce que nous pensons qu'il a été écrit pour nous, parce que nous pensons qu'il a été écrit pour tout le monde sauf pour nous et voulons découvrir pourquoi nous avons été exclus, parce que nous avons envie de nous instruire, ou à lire, ou de nous perdre dans l'oubli. »
A lire ou pas ?
Non. J’aurais aimé quelque chose de plus court, de plus direct, de plus vivant, de plus personnel. Désincruster l’avant-propos, recoller les débuts de chapitres et nous parler avec jalousie de sa bibliothèque, de ses livres et seulement ça. Le reste, ou devrais-je dire la majorité du livre, est un essai qui est soit trop académique soit trop philosophique. Un rendez-vous manqué donc, qu’il n’est pourtant pas faute d’avoir idéalisé au vue des critiques dithyrambiques que collecte l’ouvrage sur la toile.
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