D’emblée, les auteurs précisent que l’expérience menée est celle « du Duo
mais aussi du système pauvre et populaire ou de ce qui est figuré dans cet
extrait d’une pièce de Husayn Mansûr Hallâj : Dieu m’a transporté dans la réalité, grâce à un contrat, un pacte et
une alliance. » – c’est-à-dire qu’il s’agit là de lire l’autre,
d’écrire au plus près de son écriture(1), en faisant preuve de débrouillardise
pour relancer les balles et d’en profiter au passage pour se « revigorer
si nécessaire ». D’où la recherche d’une vitesse et d’une précision
qui permettent des échanges suffisamment vifs à travers un livre « sans
clé », afin que l’on perçoive au mieux ses battements à l’instar de ceux,
cardiaques, horlogers et surtout musicaux évoqués de façon récurrente. Scansion
en plus de deux temps (ici typographiquement distingués) puisque, entre ceux de
l’inspiration et de l’expiration, existe celui d’un blanc où le lecteur serait
aspiré comme l’auditeur entre deux notes claudicantes de Thelonious Monk.
Espace où le jeu peut donc se déployer sur trois murs, en alternant celui à
dominante narrative de N. Caligaris qui tresse peu à peu ses motifs, celui de P. Le Pillouër qui tranche avec justesse
à la lettre près (paronomases, anagrammes, allitérations, etc.) et celui du silence
qui les sépare autant qu’il les relie, telle la seconde elle aussi à écouter avant « l’inspiration
douce et mouillée de Yusef Lateef (2) ».
Silence que l’on exige parfois en utilisant une interjection qui mène par
homophonie à la chute qu’est le livre
lui-même : « Qu’est-ce qu’un texte ? La course d’un dé pipé. Le
tour de poignet donne son amplitude à la course, sa trajectoire, non, c’est le
poids du dé, c’est sa claudication de petit cube déséquilibré qui la
dirige. » D qui roule et amasse pourtant mousses de différentes espèces (réflexions
sur l’écriture, sur la musique, brefs récits à teneur apparemment
autobiographique ou pas, etc. – le tout étant étroitement tissé), voici un
ouvrage singulier et pluriel qui commente fréquemment son protocole et se développe
en forme de chambre d’échos que la tentation du même effleure : « D’un
Je à l’autre, il faudrait une coupe claire et quelques efforts de refoulement
mais rien ne tient, repères, règles, le désir de fusion domine. » Cela
dit, les auteurs n’y cèdent pas pour que de la différence surgisse, après diverses transformations réciproques (« Alors
commence l’immense, le curieux, l’archaïque travail de l’estomac, organe
interne de la littérature […] »), du nouveau
qui, comme trois bulles de savon (3), puisse alors s’élever dans toute sa
précarité : « Présence
écrasante du présent et / du récit
/ entendons : / un par fait » Histoire de respirer un
peu ensemble.
[Bruno Fern]
Nicole Caligaris et Pierre le Pillouër, L’Expérience
D, L’Arbre à paroles, 2013, sur le site de la Maison de la poésie d’Amay
1. En croisant de nombreuses autres voix : Giacometti, Pouchkine, Roberto
Juarroz, Monk, Ellington & Mingus, etc.
2. Yusef LATEEF
"The plum blossom" (1961) - YouTube
3 Que l’on souffle, justement, et qui sonnent avec :
« Sans doute que les trois mots, même s’ils tombent, ne sont rien, que le
prétexte de la durée qui les appelle. »