.…–
l’ombre dis-je s’éloigne de plus en plus de l’idée que je me fais d’une
ombre… Cette phrase incise est caractéristique de la poésie de Jean
Portante. Il prend des notions, des éléments, des entités bien connus et les
modifie, les décale, les colore et les fait glisser. Parfois même, ce
déplacement de sens aboutit à un jeu de chaises musicales où les mots
acquièrent une autre saveur, un nouveau contenu et une fraîcheur inédite. Là où le mystère est un fil et le corps une
femme et la maison une naissance. On se trouve dans la pure métaphore où il
n’est nul besoin de deviner un point de ressemblance, un pont d’identité pour
que ça fonctionne, il suffit de s’en remettre à l’écriture magique de l’auteur
qui réinvente un lexique sorcier. Le lecteur se laisse rapidement prendre à
cette réécriture du monde où l’univers entier est renommé et partant renouvelé,
de soleil à la terre, du cimetière au jardin, de la feuille à la nuit. quand le messager torche dans la main /
creuse une grotte dans l’obscurité. La poésie est évidente dans cet
agencement halluciné des mots et des images. Jean Portante ne fait pas que
chahuter le dictionnaire, il lui greffe une cinétique. Le sens est bousculé et
le mouvement se fait moteur. Ainsi est-il sensible à ce qui tombe, neige ou
nuit, mais lui-même impulse des directions : Et où va la terre en avril… ou bien …la lune et le soleil comme deux vieux voleurs souterrains ont rallumé
la torche et se sont mis en route… Clairement les choses s’animent et se
personnifient, mais le merveilleux qui pourrait en émaner est sans cesse
pondéré par un fond d’inquiétude qui tempère le fond. La page, qu’elle soit
poème en prose, en vers, sonnet ou quintile, forme sous la plume de l’auteur,
une composition ronde et fermée, autonome et finie. Chaque ensemble possède les
mêmes qualités, et le recueil de même, pourtant bousculé de questions : Pourquoi le couteau qui / découpe le sud
multiplie-t-il / morceau à morceau / le voyage. Le livre est souligné par
la dernière partie en forme de journal, où la réalité sous-jacente
rebondit brutalement avec le séisme de l’Aquila en 2009. Les mots, qui avaient
du jeu jusque là, reprennent d’un coup leur emboîtement étroit. Le tremblement de terre a ravagé mon origine
…. a fait s’écrouler le paysage
intérieur. Celui que sans cesse je mets et cache dans mes poèmes. Soudain
les souvenirs revêtent une apparence à jamais brouillée, et la parole en
lévitation se coltine avec la tragédie. Ma
mémoire est désormais inhabitable. Jean Portante clôt ainsi une longue
séquence d’écriture où les aléas de l’existence donnent davantage encore de
perspective et de profondeur à sa poésie.
[Jacques Morin]
Jean Portante, Après le tremblement, Le
Castor Astral, 13€.